En fin août 1933 s’est achevée la bataille du Baddou, dans le Haut Atlas Oriental. Retour en mémoire sur des martyrs marocains qui ont fait preuve d’une résistance hors du commun.
Il s’agit certainement d’un des épisodes les moins connus (par le grand public) de l’Histoire moderne marocaine. D’aucuns pourraient peut-être arguer qu’il est peu utile d’entretenir la mémoire d’une bataille perdue. D’autres vous diront que l’indépendance que l’on a arrachée si âprement n’est autre que la somme de centaines de batailles, parfois gagnées, parfois perdues. Il n’en demeure pas moins que l’édification du Maroc moderne s’est d’abord fondée sur le prix payé par les sacrifices et la pugnacité de Marocains d’antan, dont beaucoup ont tout donné pour leur patrie, et que l’on se doit aujourd’hui de ne pas oublier. Si les lettres d’or et les noms illustres de la résistance ne manquent pas dans les livres d’Histoire du Maroc, la bataille du Baddou, qui s’est terminée il y a tout juste 91 ans, a également eu son lot de faits d’armes, de leaders inspirants et de récits de bravoure. Avant-dernière dans la longue liste des « campagnes de pacification », la bataille du Baddou permettra au colonisateur français de boucler plus de deux décennies de lutte acharnée pour venir à bout de la résistance des tribus marocaines.
Une bataille à deux temps
Hier comme aujourd’hui, les formes de Jbel Baddou s’isolent de la chaîne atlasique, laissant se dessiner des versants tantôt parsemés de vénérables genévriers thurifères, tantôt arides et martiens, façonnés par les vents brûlants du Sahara naissant. Une bonne demi-journée de marche, plutôt pénible, est nécessaire pour venir à bout des sentiers forgés par les passages des nomades. Tout en haut, un vaste plateau culmine à 2921 mètres, car le sommet du Baddou est une terrasse, où seuls se dressent les contours de l’antique mausolée de la sainte « Lalla Ghejdet » que les populations visitent encore, de temps en temps. Ici, le temps s’est arrêté, mais les échos des bombes et les cris des combattants résonnent encore dans la roche, les crevasses et les grottes du Baddou. Le mont est parsemé des tombes des résistants qui y ont péri et de murets de pierre utilisés par les combattants pris d’assaut par l’artillerie et l’aviation coloniales. À 80 kilomètres à l’Est, au lieu-dit Serdrar, au milieu de la plaine d’Ighfaman, un cimetière abandonné perdure encore, à quelque 500 mètres seulement de la route tertiaire goudronnée reliant Rich à Amellagou. Ce n’est écrit nulle part, mais ci-gisent les corps des 18 martyrs marocains tombés un an avant la bataille du Baddou, lorsqu’un petit groupe mené par Zaid Ouskounti a forcé l’armée française à se replier après une embuscade bien planifiée.
À la vie, à la mort
À un jet de pierre du cimetière, où l’eau grignote les tombes à chaque crue, quelques pièces de tuiles vertes s’éparpillent sur une colline dont le nom rappelle vaguement celui d’un jeune officier français également mort dans l’embuscade. Venu ce jour-là à la tête de son bataillon pour rétablir la ligne téléphonique coupée par les résistants, le capitaine Guyetand et ses collaborateurs sont également tombés dans le champ de bataille. Les tuiles attestent encore des vestiges de l’ancien mémoriel bâti par les siens en son honneur, à une encablure de la dernière demeure de ses ennemis. C’était en 1932. Un an après, ses collègues tenaient enfin le Haut Atlas Oriental en assiégeant le Baddou, où 100 familles et 250 combattants marocains s’étaient retranchés pour l’ultime bataille. « Rien que pour la bataille du Baddou, l’armée française a dû faire appel à 4 groupes mobiles de Marrakech, du Tadla, de Meknès et des confins algéro-marocains, dirigés par 4 généraux. Ils ont encerclé le Baddou et ont utilisé l’artillerie lourde ainsi que l’aviation, tout en occupant les points d’eau », nous explique Pr Ahmed Skounti, anthropologue et enseignant-chercheur à l’Institut National des Sciences de l’Archéologie et du Patrimoine (INSAP), et également petit-fils de Feu Zaid Ouskounti.
Le début de la fin
« Bien que Baddou ait été soumis à des bombardements quotidiens, les résistants étaient encore pleins de combativité. Quelques jours avant la fin, ils dévalèrent la montagne pour tendre une embuscade à un convoi de ravitaillement. À deux autres reprises, des avions qui effectuaient des mitraillages sur des troupeaux de moutons rencontrèrent un tir nourri depuis le sol et durent effectuer des atterrissages forcés. Cependant, au matin du 26 août, leurs ressources étaient presque épuisées », écrit Michael Peyron dans son livre « The Berbers of Morocco : A History of Resistance ». Ces colonnes ne suffiront pas pour dépeindre les affres de la privation vécue par les familles, ni les démonstrations de vaillance dont les combattants marocains ont fait preuve ce jour-là. Il n’en demeure pas moins que cette bataille fut l’une des dernières, et que son souvenir s’effiloche, en l’absence d’une véritable volonté pour entretenir cette mémoire. Seules perdurent quelques tombes abandonnées, et une poignée de nonagénaires en fin de vie qui attendent encore de pouvoir transmettre la torche de la mémoire, avant que tout ne s’éteigne.
Oussama ABAOUSS
3 questions à Ahmed Skounti, anthropologue : « Dans la région de Baddou, la mémoire se perd progressivement, faute de supports et d’institutions pour la préserver »
La mémoire de la bataille du Baddou est-elle encore présente chez la population locale ?
La mémoire de la résistance au Maroc, en particulier celle de la bataille du Baddou, est difficile à évaluer en l’absence d’études spécifiques. La mémoire collective officielle se limite souvent à ce qui est mentionné dans les manuels scolaires, où seules les grandes batailles sont retenues, laissant d’autres, comme celle de Baddou, dans l’ombre. Bien que des commémorations officielles existent, elles restent insuffisantes et devraient être étendues pour inclure l’ensemble des batailles contre la colonisation. Dans la région de Baddou, la mémoire se perd progressivement, faute de supports et d’institutions pour la préserver. La transmission familiale joue encore un rôle, mais avec la disparition des témoins directs, cette mémoire s’éteint lentement.
Qui, selon vous, est le plus concerné par la responsabilité de la sauvegarde de la mémoire ?
La préservation de la mémoire incombe principalement aux institutions de l’État, plutôt qu’à une « responsabilité partagée par tous », ce qui risquerait de diluer l’effort. Le Haut-Commissariat aux anciens combattants doit se charger de la collecte et de l’entretien de cette mémoire. Les universités et instituts de recherche, comme l’INSAP, ont pour rôle de promouvoir la recherche sur ces sujets. Le ministère de la Culture et la direction du Patrimoine sont responsables de la préservation des lieux de mémoire, souvent négligés ou menacés par l’urbanisation. Les collectivités territoriales doivent également jouer leur rôles pour protéger et restaurer les lieux de mémoire. On peut ici donner l’exemple du petit cimetière de Sidi Serdrar qui pourrait faire l’objet d’une protection contre l’érosion et l’installation d’une plaque explicative qui cite les noms des 18 combattants. C’est une initiative qui pourrait être menée par la Commune rurale d’Amellagou avec l’appui d’autres parties prenantes, notamment des associations locales.
Pourquoi la mémoire de la résistance n’est-elle pas plus exploitée dans la littérature et l’art marocains ? Est-ce dû à un manque d’intérêt des artistes ou à une insuffisance de collecte et de diffusion des historiens et des institutions ?
C’est un mélange des deux. Les créateurs marocains, notamment les cinéastes et romanciers, ont peu exploré l’Histoire du pays, y compris la résistance, malgré son potentiel cinématographique. Cela pourrait être lié à un manque de diffusion de la connaissance historique et à une dévalorisation de cette Histoire par le passé. Cependant, depuis la pandémie de Covid-19, un changement s’opère : les Marocains s’interrogent davantage sur leur identité et leur Histoire. Cette prise de conscience pourrait encourager plus de créations artistiques autour de ces thèmes à l’avenir. Les récits de résistance, complexes et riches, rappellent parfois les westerns américains avec leurs intrigues, leurs rebondissements, leurs trames narratives et leurs personnages variés, ce qui souligne l’importance de préserver et de raconter ces histoires sous toutes leurs facettes. C’est-à-dire sans tomber dans la « gloriole », en montrant ce qui est valorisant ainsi que ce qui l’est peut-être moins.
Recueillis par O. A.
Chronologie : Deux décennies pour venir à bout de la résistance des tribus
Entre 1908 et 1933, la pénétration française dans le Haut Atlas Oriental depuis le territoire algérien marque un tournant décisif dans la « pacification » du Maroc. Tout commence en 1908 avec l’occupation de Boudnib, où des combattants de tout le Sud-Est se mobilisent pour défendre la région, suivie par la prise de Midelt et Rich en 1916. Après une parenthèse liée à la guerre du Rif (1921-1926), les Français reprennent leur avancée, notamment avec la bataille de Serdrar en 1932, où Zaid Ouskounti tend une embuscade fatale à un détachement français qui est obligé de se replier à Amellagou. En février-mars 1933, la bataille du Saghro affaiblit les dernières résistances. Enfin, entre la mi-juillet et fin août 1933, la bataille de Baddou scelle la fin de la résistance dans le Haut Atlas Oriental, les forces françaises consolidant leur contrôle sur les populations locales. Cette série de batailles, conclue par celle d’Aït Abdellah en 1934, consolide l’autorité coloniale française sur le pays.
Aire Protégée : Faut-il classer le mont Baddou en tant que Réserve Naturelle ?
Le mont Baddou est perçu par les populations locales comme un sanctuaire. « La présence de Lalla Ghejdet, bien antérieure à la bataille de Baddou, confère à ce lieu une aura sacrée », explique Pr Ahmed Skounti, soulignant le profond respect que la communauté accorde à ce site, comparable à d’autres lieux haut perchés au Maroc et ailleurs dans le monde. En plus de son importance culturelle, le mont Baddou est un joyau écologique, abritant une biodiversité remarquable avec des espèces rares et parfaitement adaptées aux rigueurs de l’altitude. « Le mont Baddou est ponctuellement fréquenté par quelques nomades puisqu’il sert de lieu de pâturage. Tout en gardant cette fonction, il pourrait légitimement être classé comme parc naturel », estime notre interlocuteur, insistant sur l’importance d’impliquer et d’associer pleinement la communauté locale à la création d’une aire protégée. La sanctuarisation de cette zone offrirait une protection durable à cet environnement précieux tout en valorisant l’héritage historique et culturel du mont Baddou. « Il serait cependant crucial que la population soit partie prenante dès le début du projet », insiste-t-il, « afin qu’elle puisse bénéficier directement des retombées positives d’une telle démarche ». En instituant une aire protégée autour du mont Baddou, les autorités locales pourraient préserver un patrimoine naturel et culturel inestimable, tout en établissant un modèle de développement durable, qui conjugue protection de l’environnement, préservation de la mémoire et respect des traditions ancestrales.
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