Dans un environnement où le changement est devenu constant, les acteurs économiques doivent répondre à plus d’exigences avec moins de ressources ; la concurrence est devenue de plus en plus rude et peut venir de n’importe où ; la durée de vie des produits est de plus en plus courte ; les clients /consommateurs sont devenus de plus en plus informés, exigeants et avertis. Les technologies sont devenues de plus en plus disponibles et bon marché ; les informations sur les tendances sociales et démographiques ne font plus défaut.
Dans ces conditions, l’innovation n’est plus un luxe, mais une nécessité. Continuer à faire ce qu’on a toujours fait, continuer à produire ce qu’on a toujours produit et à penser comme on l’a toujours fait voudrait dire qu’on sera dépassé par les concurrents et délaissé pour l’histoire.
Innover, c’est créer de la valeur
La valeur est comme la beauté, c’est l’autre qui l’apprécie. Il ne s’agit pas de créer ou de découvrir quelque chose de nouveau rien que pour le faire, il s’agit plutôt de créer du nouveau et trouver celui qui l’apprécie et serait prêt à payer l’effort fourni, à partager la valeur avec celui qui l’a créée.
La littérature est pleine de modèles et descriptions des conditions favorables à l’innovation, comme la concurrence loyale, mais rude, l’existence de fournisseurs aptes à préparer de nouvelles composantes à temps et au bon marché, des clients meneurs qui oseraient à tester le produit ou le service une fois créés, la disponibilité des budgets de recherche et développement pour des institutions dédiées. Bref, un écosystème innovant. Cependant, répondre à la question comment innover reste le facteur clé de succès le plus important.
Comment innover ?
L’histoire nous a montré que les innovations, qu’elles soient de processus, de produit ou organisationnelles étaient et sont toujours réparties en trois classes : les innovations créées par coup de chance, celles induites par un leadership disposant d’une vision claire, et celles produites suite à une démarche structurée : c’est le Design Thinking.
Design Thinking
Le concept de Design Thinking a commencé à prendre forme au milieu du XXe siècle, comme moyen de penser et de résoudre des problèmes. H.Simon, 2 dans son ouvrage fondateur « Les Sciences de l’Artificiel » (1969), a proposé une science du design différente de la méthode scientifique traditionnelle, mettant l’accent sur la création de solutions plutôt que sur la simple compréhension des phénomènes. Au cours des années 1970 et 1980, le Design Thinking a commencé à être reconnu comme une discipline distincte. L’Université de Stanford a joué un rôle central, en développant davantage l’idée du Design Thinking3, en soulignant l’empathie dans la conception et l’importance de comprendre le point de vue de l’utilisateur. Dans les années 1990, IDEO, un cabinet international de conseil en design fondé par David Kelley 4, a joué un rôle crucial dans la vulgarisation du Design Thinking. L’approche d’IDEO mettait l’accent sur l’empathie, l’idéation, le prototypage et les tests itératifs.
Avoir un besoin et être conscient de ce besoin n’est pas la même chose. L’acteur qui se veut innovant doit analyser ce qu’exprime son futur utilisateur, savoir ce qu’il pense et ce qu’il fait certes, mais pour aller plus en profondeur de ses besoins, il doit sentir ce qu’il sent. Sentir ce que sent le futur utilisateur ne pourrait être réalisé que si l’innovant a de l’empathie envers l’utilisateur. C’est dans ces conditions que le besoin très profond sera rapproché. Ce besoin se manifeste généralement par un problème récurrent à la recherche d’une nouvelle solution.
Par ailleurs, plus le besoin est profond plus il est partagé par tout être humain et plus il aura de fortes chances à satisfaire une large population sinon toute l’humanité. Le potentiel de valeur créée sera énorme. Prenons le cas du besoin de « communiquer ». C’est un besoin qui existait, existe et le sera tant que l’être humain reste sur terre. Déceler ce besoin profond revient à considérer l’utilisateur — l’être humain — comme un système et analyser tous les signaux émanant de lui, c’est la base du Design Thinking. Les outils, méthodes et bonnes pratiques pour réaliser une telle analyse sont actuellement disponibles. Les maîtriser aide à structurer et maîtriser « l’espace problème ». Reste à lui trouver une nouvelle et inédite solution en exploitant les facultés de la pensée de l’être humain.
Trouver une nouvelle solution à un problème récurrent
L’être humain dispose de deux capacités de pensée : la pensée convergente et celle divergente. Chacune a son utilité et son moment d’efficacité. Celle divergente permet de générer de nouvelles idées, d’adopter de nouvelles perspectives indépendamment du potentiel de chacune d’elles. C’est dans ce sens que la pensée convergente revient pour sélectionner, synthétiser et affiner les idées. Seulement, dans la pratique, des habitudes de faire chevaucher les deux types de pensées font saper de bonnes et nouvelles idées en les tuant au berceau. Séparer les deux types de pensées en les utilisant de bon escient est l’un des principes du Design Thinking.
Cependant, les couches des croyances limitantes, les présupposées, les images altérées de soi pourraient cacher ce potentiel. La bonne nouvelle est qu’il est toujours disponible une fois l’occasion se présente. Il faudrait juste créer un environnement de sécurité psychique tolérant le droit à l’erreur, faciliter l’inclusion pour avoir d’autres perspectives et sortir des sentiers battus. Il faudrait aussi créer un environnement d’inspiration en laissant mûrir les idées. Les idées sont affinées, synthétisées et priorisées, il faudrait, dans une étape suivante, les faire sortir pour les confronter à la réalité.
Construire pour apprendre
L’une des grandes caractéristiques du Design Thinking est le fait de construire pour apprendre. Une idée générée dans l’esprit, loin de la réalité ne sera jamais parfaite ni complète. Il faudrait lui donner vie sous forme de prototypes. Plusieurs types de prototypes sont disponibles et les plus utilisés sont; le prototypage digital, celui physique et celui basé sur la conception d’expérience. Tous les prototypes ont un objectif commun, celui d’apprendre pour améliorer. Une fois de plus, il faudrait avoir un esprit ouvert pour capter les « feedback » et voir comment ils peuvent être intégrés. Les cycles de prototypage et apprentissage sont répétés tous en utilisant les trois filtres du Design Thinking, — utilité, faisabilité et viabilité — jusqu’à ce que le produit/solution/service optimal est atteint.
Utilité : répondre à un besoin de façon ergonomique
Faisabilité : technologie et matériel disponibles
Viabilité : financièrement rentable et réalisant un bénéfice durable
Fig. 2 : Les trois filtres du Design Thinking
Une fois le produit/service/solution est créé, il devrait être partagé avec les parties prenantes concernées, bailleurs de fonds, clients/consommateurs sous forme d’une belle histoire afin d’exploiter le potentiel d’influence des narratives.
Partager un produit/ service/solution revient à raconter une belle histoire
« Raconter une histoire » a plusieurs forces dont les principales sont : le pouvoir d’influence, la transmission de message et la faculté de mémorisation.
Qui n’a pas été influencé par les héros Winston Smith, Julia et Big Brother du roman 1984 de George Orwell, Jean Valjean et Inspecteur Javert du roman les misérables de Victor Hugo, Gervaise de l’Assommoir d’Emile Zola et beaucoup d’autres. L’être humain aime s’identifier aux héros des histoires racontées. Par cette identification aux personnages, nous sommes influencés qu’on le veuille ou non. Les personnages des grands romans nous inspirent et nous continuons à les admirer des dizaines d’années voire des siècles après leur création.
La charge émotionnelle qu’ils nous ont transmise nous aide à les mémoriser comme s’ils continuent à vivre avec nous. Combien de personnes nous avons rencontrées dans note vie, et nous ne rappelons que de peu d’entre elles alors que des personnages virtuels continuent à vivre parmi nous, dans notre esprit. C’est parce qu’ils nous ont influencés par leur forte charge émotionnelle.
Combien de messages nous ont-ils transmis et qu’on a acceptés sans discussion. Une simple consultation des sites web nous fait remarquer la présence de citations d’auteurs qu’ils ont mises sur les lèvres de leurs personnages et qu’on accepte parce qu’on pense qu’elles sont conformes à notre façon de penser.
Raconter une histoire liée à un produit/service/solution est la meilleure façon de le faire ancrer dans l’esprit du consommateur, lui donner vie et cette vie sera la plus longue possible. Une simple revue des messages publicitaires permet de se rendre compte du pouvoir de raconter une histoire. Le Design Thinking recommande aussi d’utiliser cette force pour mémoriser le produit et lui assurer une vie, la plus longue possible et aider les consommateurs potentiels à s’identifier aux personnages l’utilisant aussi imaginaires soient-ils.
Ça commence d’abord par le courage
Le Design Thinking est une approche qui rend le processus d’innover à la portée de tout le monde, une fois ce processus maîtrisé. Cependant, le fait de disposer d’une méthode ou d’une compétence n‘est toujours pas suffisant pour l’appliquer. Des préalables sont nécessaires dont le principal est le fait de sentir le courage de le faire. Avoir le courage de présenter quelque chose d’incomplet pour l’achever ensuite; avoir le courage et l’ouverture d’esprit pour apprendre à n’importe quel moment et de n’importe qui pour améliorer ce qui a déjà été fait est l’un des principes du Design Thinking.
Il va sans dire que le Design Thinking nécessite un changement de la culture afin d’encourager le travail collaboratif. Ce type de travail ne pourra réussir que si l’organisation permet de développer les compétences des collaborateurs dans le domaine et surtout leur donner la permission de penser librement afin d’innover. Innover c’est avoir le droit à l’erreur.
Dans ces conditions, la capacité d’innover par l’adoption de l’approche du Design Thinking n’est plus réservée aux grandes sociétés, elle est devenue à portée de main. Le Design Thinking a rendu possible l’innovation de masse, une sorte de « démocratisation » de cette capacité, devenue plus que jamais une nécessité.
1 Frederic Nietzsche. Par-delà bien et mal.
2 Simon, H. A. (1969). The Sciences of the Artificial. MIT Press.
3 Rowe, P. G. (1987). Design Thinking. MIT Press.
4 Kelley, T., & Kelley, D. (2013). Creative Confidence: Unleashing the Creative Potential Within Us All. Crown Business.
Par Abderrazak Hamzaoui
Email hamzaoui@hama-co.net