Après avoir achevé leur circuit législatif, les peines alternatives devraient prendre du temps avant de produire leurs effets. Leur impact sur la réduction de la population carcérale reste discutable. Décryptage.
Attendu depuis longtemps, le projet de loi relatif aux peines alternatives continue son chemin vers le Bulletin Officiel après avoir parcouru la majeure partie de son circuit législatif. Le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, a dû faire beaucoup d’efforts dans la Chambre des Conseillers où il a eu du mal à convaincre les parlementaires. Ces derniers ont finalement adopté, le 11 juin, le projet de loi après d’âpres discussions. Le texte est renvoyé maintenant aux députés pour une deuxième lecture.
Des incertitudes subsistent !
Certes, l’introduction des peines alternatives dans l’arsenal pénal fait quasiment l’unanimité, mais ceci est révélateur de l’incertitude qui pèse sur la réforme. Toutefois, bien qu’ils y aient adopté la loi sans y introduire d’amendements majeurs, sauf celui de l’amende journalière, les parlementaires se sont montrés assez sceptiques quant à plusieurs points de la réforme pendant leurs interventions. Selon les comptes rendus des discussions détaillées, ils ont beaucoup insisté sur l’applicabilité des nouvelles peines, à savoir les travaux d’intérêt général et le bracelet électronique, et sur les contraintes qui pèsent sur l’administration pénitentiaire qui manque des ressources humaines et financières suffisantes pour s’acquitter de ses nouvelles prérogatives. Les établissements pénitentiaires, rappelons-le, sont responsables du suivi de l’application des peines alternatives, tel que prévu par l’article 647 alinéa 1. “Il est du ressort de l’établissement carcéral, que ce soit à l’échelon central ou local, de veiller au suivi de l’application des peines alternatives”, dispose le projet de loi, qui exige que toutes les ressources nécessaires à cet effet soient mises à disposition des directions des prisons. Or, est-ce le cas ? Les acteurs judiciaires restent partagés sur ce point.
L’administration pénitentiaire face à une charge supplémentaire
La Délégation Générale à l’Administration Pénitentiaire et à la Réinsertion (DGAPR) demeure trop peu dotée des moyens humains nécessaires pour être à la hauteur du défi. Le Patron de la DGAPR, Mustapha Salah Tamek, a déjà dit que les peines alternatives n’auraient qu’un impact relatif sur la surpopulation carcérale pour peu que les prisons soient en sous-effectif.
Jusqu’à la fin de 2023, les prisons comptaient 13.605 fonctionnaires pour plus de 102.000 détenus, dont près de 40% sont écroués provisoirement au moment où les nouveaux arrivants sont de plus en plus nombreux chaque année (+11.000 en 2023) avec une durée moyenne de détention en hausse (11 mois au lieu de 9). Force est de constater qu’en quatre ans seulement (de 2019 à 2023), la population carcérale a augmenté de 18% avec un ratio de 272 détenus pour 100.000 habitants. Ceci dit, le taux d’encadrement demeure faible en tournant aux alentours de 15%, alors que dans les pays européens ce chiffre est supérieur à 50% en moyenne. En Turquie, par exemple, où la population carcérale est beaucoup plus grande que la nôtre (près de 170.000 détenus), il y a 43.000 agents pénitentiaires avec un taux de 24%. En gros, les indicateurs continuent de grimper au moment où la liberté conditionnelle demeure peu pratiquée compte tenu du fort réflexe de la détention si ancré au sein de l’appareil judiciaire.
Avec des effectifs assez limités, les établissements carcéraux, dans le cadre du suivi de l’application des peines, sont tenus aussi de fournir des rapports périodiques sur demande du procureur du Roi ou du juge d’application des peines. Ce qui constitue une charge supplémentaire. Selon Rabii Chekkouri, avocat au Barreau de Rabat, l’administration pénitentiaire demeure la plus légitime pour appliquer les peines alternatives pourvu qu’elle soit dotée d’un budget assez conséquent pour y parvenir. “Il serait pertinent, à l’instar de certaines législations européennes, d’envisager à l’avenir d’octroyer un budget important à des services pénitentiaires spéciaux dits d’insertion et de probation ayant pour mission le suivi des obligations décidées dans le cadre des peines alternatives, telles que les obligations de soins et de suivre une formation”, préconise notre interlocuteur.
En quête de juges supplémentaires
Le problème du sous-effectif touche également l’appareil judiciaire qui intervient en la personne du Juge d’application des peines à qui incombent plusieurs tâches, dont la signature des arrêtés exécutoires, l’examen des rapports de suivi, le prolongement des peines et l’audition des personnes concernées, surtout lorsqu’il s’agit des travaux d’intérêt général.
Le juge en question doit aussi statuer sur les différends relatifs aux peines alternatives. Une lourde besogne attend ainsi les magistrats concernés. Se posent là beaucoup de questions sur la capacité d’assurer une justice rapide au moment où les juges sont peu nombreux. On en a environ 4000, dont certains doivent traiter annuellement plus de 500 dossiers relatifs à des crimes complexes et dangereux, ce qui requiert un effort exceptionnel d’enquête et d’expertise judiciaire. Là, on va leur demander en plus de veiller sur les mesures alternatives. Il y a le risque d’une justice expéditive vu la pression qui pèse sur les magistrats.
Traiter le problème à la racine
Maintenant, tous ces défis restent difficilement surmontables compte tenu des ressources financières qu’il faut allouer. Raison pour laquelle les avocats, pour leur part, plaident pour un changement radical du système de détention vu que les peines alternatives ne sauraient être l’unique solution. C’est ce pense Omar Benjelloun, avocat au Barreau de Rabat, qui estime que l’allègement de la détention préventive ne passe pas exclusivement par les peines alternatives, étant donné, souligne-t-il, qu’il faut dépénaliser certains crimes et délits mineurs et d’autres infractions dépourvues de vocation criminelle. Aussi, Me Benjelloun plaide pour qu’il y ait un juge de la liberté et de la détention à qui est confiée la décision au lieu du procureur ou du juge d’instruction. “Il est temps de supprimer le pouvoir de placement en détention préventive conféré au juge d’instruction ainsi qu’au parquet”, acquiesce, pour sa part, Me Chekkouri, qui pense que le fait de créer une institution indépendante “serait plus pertinent du point de vue de l’impartialité”.
Anass MACHLOUKH
Trois questions à Rabii Chekkouri “Il est nécessaire d’augmenter significativement le budget de l’administration pénitentiaire”
Aujourd’hui, la procédure pénale connaît une réforme en profondeur avec la mise en place des peines alternatives dont la loi a été votée au Parlement. A votre avis, à quel point ce nouveau mécanisme est-il en mesure de réduire le recours à la détention compte tenu de l’ancrage de cette pratique dans la coutume judiciaire ?
Pour certaines infractions commises, il est certain qu’une peine privative de liberté ne remplit pas systématiquement sa fonction dissuasive et rétributive. En effet, l’incarcération ne fait qu’engorger les établissements pénitentiaires, entraînant par conséquent des conditions déplorables de détention, et ce, en raison du manque de moyens humains, logistiques et financiers. Ainsi, les peines alternatives contribuent à un changement considérable de la politique pénale, notamment en évitant le placement en détention préventive en amont, qui demeure en principe une mesure subsidiaire.
Peut-on s’attendre à long terme à un effet palpable des peines alternatives sur la réduction de la population carcérale ?
Naturellement et sauf accroissement de la délinquance, les peines alternatives mèneraient, même à moyen terme, à une réduction de la population carcérale. Actuellement, les prisons sont en partie surpeuplées par des personnes condamnées à des peines égales ou inférieures à deux ans d’emprisonnement. Pourtant, il serait judicieux d’envisager des peines alternatives pour cette catégorie de délinquants afin de désengorger les lieux de détention et offrir ainsi aux détenus des conditions plus dignes.
Quelles sont les conditions nécessaires pour que les peines alternatives aient les effets escomptés ?
À mon avis, l’une des conditions primordiales qui permettraient l’aboutissement de ce nouveau système, est la sensibilisation sur les avantages des peines alternatives et leurs effets bénéfiques sur la société. Cette sensibilisation pourrait notamment se concrétiser à travers les formations continues en la matière dédiées aux professionnels de la Justice.
Procédure pénale : Bientôt la réforme !
Cela fait des mois que le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, se penche sur ses nombreuses réformes qui devraient toucher en profondeur l’ensemble du système judiciaire. Jusqu’à présent, il n’est parvenu à parachever que le projet de loi sur les peines alternatives, sachant que celle réforme va de pair avec celle de la procédure pénale et celle du Code pénal qui devraient bientôt voir le jour, selon le ministre qui, rappelons-le, a d’ores et déjà fait des annonces similaires sans suite. Pour sa part, la nouvelle procédure civile, qui devrait assouplir le régime de la détention et renforcer le droit de défense, est quasiment prête puisque le ministre en dévoile les grandes lignes aux membres du gouvernement. Concernant le Code pénal, il est encore incertain si la réforme verra le jour pendant la session parlementaire du printemps.
Amende journalière : Une justice pour les riches ?
L’amende journalière demeure l’une des peines alternatives les plus controversées. Le ministre de la Justice l’a introduite au texte par amendement sachant qu’elle ne figurait pas dans le texte initialement adopté par le gouvernement. Cette mesure permet de racheter des jours de prison. Raison pour laquelle elle a fait couler beaucoup d’encre dans les médias et soulevé des indignations chez quelques parlementaires qui y voient le reflet d’une justice à deux vitesses au profit des riches. Cette amende est bien encadrée par la loi, elle n’en pose pas moins un débat éthique et moral dans la mesure où elle pourrait être exploitée opportunément par “la délinquance fortunée”.
Force est de constater que le projet de loi fixe tout de même des conditions strictes. Selon le texte, l’amende journalière ne peut être décidée qu’en cas de réconciliation entre les parties ou si la victime ou ses ayant droits retirent leur plainte. Aussi, le fait que la personne condamnée répare le préjudice causé aux victimes est-il pris en considération. Concernant la somme à verser, elle varie de 100 à 2000 dirhams par jour de prison selon l’infraction et son degré de dangerosité, sachant que le juge prend en compte l’état social et la situation financière du condamné avant de statuer sur le montant à payer.
Le condamné doit payer dans un délai maximal de six mois sous peine d’être remis en prison pour y purger sa peine initiale. Sauf qu’il y a une possibilité de prolonger une fois le délai par décision du juge. Appliquées à des délits et des infractions dits correctionnels, les peines alternatives sont prononcées en cas d’infraction punie d’une peine inférieure à cinq ans.