Expert en transformation digitale et Partner dans un cabinet de consulting, Mouad Agouzoul est l’auteur d’un Policy Paper intitulé “Souveraineté numérique : Pourquoi le Maroc ne peut y échapper. Recommandations pour un Etat-Stratège”, pour l’Institut Marocain d’Intelligence Stratégique (IMIS). Dans cette interview, il revient sur les axes d’une souveraineté numérique pour le Maroc.
Dans le monde interconnecté d’internet et face aux géants du numérique, le Maroc a-t-il la taille suffisante pour assurer sa souveraineté numérique ?
Je pense que le Maroc a la taille, l’arsenal juridique et les compétences suffisantes pour exercer sa souveraineté numérique sur certains domaines clés. Il serait utopique d’imaginer tordre le bras des GAFAM, des NATU et des BATX. Il faut bien être conscient que la capitalisation boursière de ces entreprises dépasse de très loin les budgets de beaucoup d’États, y compris dans l’OCDE.
Donc pour démystifier la chose, il faut bien comprendre que la souveraineté numérique totale n’existe pas, y compris pour les géants tels que les USA et la Chine.
Donc la voie la plus évidente et la plus pragmatique serait de concentrer les budgets et les énergies sur les ANIV (Actifs Numériques d’Importance Vitale) : câbles sous-marins, datacenters souverains et solutions de cybersécurité. Cela constitue déjà un défi de taille pour le Royaume.
En conclusion, le Maroc est en capacité d’atteindre une souveraineté numérique relative, basée d’une part sur un fléchage des crédits et des efforts sur les ANIV et sur les autres domaines, une solution pourrait être d’opter pour une relation gagnant-gagnant de type « co-souveraineté » numérique. C’est-à-dire d’ouvrir un marché numérique donné, en échange d’un certain niveau de transfert de compétences voire de technologies.
C’est par exemple le schéma que l’on observe entre l’américain Oracle qui a décidé de s’allier à la firme marocaine N+One pour déployer son centre cloud régional africain au Maroc.
Quels sont, selon vous, les principaux obstacles à l’implantation de data centers souverains au Maroc ?
Je vois deux choses. Cela pourrait être d’une part les usages « souverains » et d’autre part les crédits budgétaires qu’il faut consentir.
En effet, un datacenter souverain correspond forcément à des usages souverains, c’est-à-dire une réelle mise en application de l’obligation d’héberger les données publiques dans ce type de structure. Si les données publiques sont hébergées en dehors du territoire national, à quoi bon détenir des infrastructures d’hébergement souveraines ?
C’est donc une question de choix et de stratégie numérique publique. La loi n°05-20 relative à la cybersécurité et son décret d’application n° 2-21-406 vise à protéger les informations et les infrastructures d’importance vitale, et d’empêcher l’hébergement et le stockage de données sensibles en dehors du territoire national.
Sur le second aspect relatif au financement (une fois la question de l’usage et de l’utilité démontrée), c’est le sujet budgétaire qui rentre en compte. Construire un datacenter souverain en capacité d’héberger les données sensibles à un niveau de performance et de sécurité à l’état de l’art nécessite des budgets importants.
Des solutions existent comme les PPP (partenariats public-privé) pour mobiliser à la fois des fonds publics et des fonds privés. Inwi nous offre un bel exemple avec son offre de cloud souverain et sa certification « Cloud Hébergé au Maroc ».
Quelles sont les technologies de rupture prioritaires que le Maroc devrait adopter pour rester compétitif ?
Sans hésitation, l’Intelligence Artificielle. L’UM6P et l’AI Movement œuvrent en ce sens, et le savoir-faire et les compétences marocaines en la matière sont reconnues à travers le monde. Le Maroc peut viser d’être un leader régional en la matière.
L’IA, c’est d’abord des mathématiques et de l’algorithmique. Couplée à une puissance de calcul importante, cela devient un outil intéressant et utile pour les entreprises et les administrations. D’ailleurs le 5 juin prochain, sous le haut patronage de sa majesté le roi, aura lieu à l’UM6P Rabat le plus grand sommet africain sur le sujet.
Par ailleurs, l’UM6P héberge le plus puissant supercalculateur africain « African Supercomputing Center » dédié à la recherche et à l’innovation, propulsant le Maroc dans le top 100 mondial.
Le Maroc souhaite adopter une nouvelle stratégie appelée « Maroc Digital 2030 ». Pensez-vous qu’il s’agit simplement d’une stratégie de plus parmi celles déjà existantes, ou y a-t-il des éléments véritablement novateurs ?
Étant donné qu’elle n’est pas encore dévoilée, je ne sais pas la décrypter dans le détail. Cependant nous savons qu’elle repose sur deux piliers majeurs qui sont la digitalisation des services publics (évidemment) et le soutien à l’économie numérique, notamment avec le fléchage de crédits et la mise en place de dispositifs incitatifs pour créer des solutions numériques, ce que nous appelons dans le policy paper les lions numériques !
Donc pour répondre à votre question, le premier pilier est une sorte de continuité, un incrément de valeur dans la chaîne de valeur numérique nationale. Le second pilier est plus novateur car il fait la part belle à l’économie numérique et à la mise en valeur de la ressource clé du numérique : les compétences !
Ce dernier point est pour moi crucial, car la 4ème révolution industrielle, à l’ère du numérique, c’est d’abord une révolution pour les cols blancs (contrairement aux précédentes qui concernaient les cols bleus). Cela nous amène tout droit au sujet des compétences numériques « domestiques » acquises grâce à la formation académique et professionnelle locale, et aux compétences numériques de la diaspora qui brille à travers le monde, dont une grande part souhaite se mettre au service du développement numérique du Royaume.
Je ne peux pas conclure sans citer le GITEX qui est la vitrine du Maroc numérique en Afrique et dans le monde et où les leaders de la tech marocains et MRE sont mis à l’honneur !