A l’occasion de cet hommage, comment parler de Nicole de Pontcharra aujourd’hui sans trahir sa mémoire et son projet ? Si la question est complexe et relève en quelque sorte d’une redoutable gageuse, c’est parce que nous avons affaire à une intellectuelle qui se voulait certes citoyenne du monde, mais dont l’attachement au Maroc ne s’était jamais démenti. Son âme d’enfant n’est-elle pas encore incrustée dans les murs de chaque rue de la médina de Marrakech ? Ayant fait le choix d’avoir une relation solidaire (existentielle) avec le Maroc, n’a-t-elle pas pétri sa sensibilité esthétique dans l’espace si singulier de sa médina, au contact des êtres visibles et invisibles qui la hantent et l’habitent ? N’a-t-elle pas fait de ses multiples séjours à Tanger l’occasion de se forger une identité méditerranéenne exceptionnelle, dont elle a fait une matière essentielle d’écriture dans sa poésie ? Une telle présence ne peut en effet être dite sans poser quelque difficulté de modalité et d’approche discursives.
Pourtant, cela pourrait sembler aisé de le faire étant donné qu’elle n’est plus là. Son absence servirait en quelque sorte de prétexte à délier les langues de tous les registres, particulièrement, comme c’est le cas dans ce genre de circonstances, des registres allant de l’apologétique à celui de la cristallisation synonyme d’idéalisation de l’être absent. Le genre de discours qu’on appelle « l’hommage » se prête généralement à une telle rhétorique qui n’obéit à aucun « ordre de discours » (comme dirait Foucault) que le sien. D’ailleurs, que la personne qui en est concernée soit présente ou non, l’hommage incite à repousser les limites du témoignage, de l’éloge et du partage de la confidence à haute voix. Nicole de Pontcharra
Dans un monde marqué par la destruction, des individus peuvent aider à la vie, à la constitution d’aires de paix lumineuses même si elles sont fragiles C’est un genre qui, en fait, ne peut être soumis à l’épreuve de la vérité et du mensonge. Sa pratique n’implique pas, me semble-t-il, de se soucier de leurs contraintes. Tant elle est mue en cela, non seulement par le besoin de figurer l’absent sous son portrait le plus saisissant, mais aussi par une liberté de parole qui ne craint pas de se laisser éventuellement aller au vertige : celui qui fuse d’une énonciation dense où prennent leur envol bribes d’émotion, souvenirs épars, images kaléidoscopiques, mots d’aimance et d’amitié… C’est par ce moyen que cette énonciation supplée aux trous d’une mémoire brumeuse ou défaillante. Et qui donne par conséquent au discours de l’hommage un statut privilégié.
Mais un tel discours est-il tenable par rapport à Nicole de Pontcharra ? Aurait-elle aimé qu’on le tienne à son égard ? Elle n’appréciait pas l’excès en tout. D’autant plus qu’elle ne pensait que faire son devoir : celui de franchir les lignes de démarcation pour rassembler et fédérer pour les bonnes et justes causes. Notamment défendre l’humain contre l’injustice. Célébrer le beau contre la laideur. Offrir la chaleur de l’affection en opposition à la froideur de la haine. Tout dépendra en fait, pour évoquer tout ça, de la façon dont on veut s’inscrire dans le sillage de son ombre, sur les traces de son parcours, en marge de ses lieux marquants et de ses interstices, dans le mouvement de son geste incessamment inaugural et de ses véritables ressorts le long de sa vie culturelle et artistique.
Epistémè de la modernité
Il me semble toutefois, qu’indépendamment de toute forme d’approche adoptée, on ne peut négliger la volonté qui animait Nicole de s’engager pleinement dans son époque, dans l’histoire de son époque plus précisément. Sans doute voulait-elle essentiellement faire de sa vie à la fois une « œuvre d’art » (Foucault) et une œuvre dans l’histoire. A sa juste dimension bien entendu. Aussi me semble-t-il nécessaire d’opérer un retour, même à grands traits, sur le contexte historique du début des années quatre-vingt où elle a pu affirmer son action au Maroc. En ce sens qu’il permet de mettre en lumière quelques-unes de ses percées, de ses points d’orgue ou d’inflexion.
Un heureux hasard a fait que cet hommage que nous lui rendons ici à Marrakech se tient dans un contexte qui témoigne d’une effervescence culturelle quasi identique à celle que Nicole s’attachait à stimuler il y a une vingtaine d’années. Rappelons qu’il s’est tenu récemment ici (du 8 au 11 février 2024) un important festival du livre africain[[1]]url:#_ftn1 , dont l’enjeu était de mettre en évidence l’intérêt des formes littéraires comme sublimation du sens vital de la création en général, et de la production scripturale africaine en particulier, face à la montée des dogmatismes et des extrémismes. De même que le festival international de poésie organisé par la Maison de la poésie du Maroc (25-26-27 avril 2024), voulu en ces temps de détresse comme l’expression magistrale d’une volonté de résistance contre la violence perpétuée ici et là, et qui ne cesse de causer le massacre de milliers d’hommes, d’enfants et de femmes, la destruction de villes au passé prestigieux, l’exil de populations entières livrées à l’errance et à la misère.
Il peut paraître paradoxal qu’on puisse faire appel, face à la tragédie sous toutes ses formes, à de telles manifestations où le corps, le chant, le verbe, l’image sont mis en avant dans l’effervescence de l’allégresse. Mais n’est-ce pas grâce à l’art, comme aimait à dire Dostoïevski, qu’on devra notre salut ?
On comprendra qu’il est tout à fait symbolique que cet hommage à Nicole de Pontcharra se tienne dans une conjoncture certes difficile, mais où prévaut un état d’esprit nourri d’espoir, de volonté de combat et de persévérance vers le progrès par l’amour de l’art. Car c’est d’un tel état d’esprit, par-delà toute logique du bien et mal, qu’elle menait son travail, déterminée qu’elle était à faire de l’art une science de la vie. C’est en quelque sorte le message qu’elle voulait transmettre à partir du Maroc, en construisant des ponts d’amitié entre les deux rives de la Méditerranée qu’elle cimentait et consolidait par le recours à l’art du signe et de l’écrit.
Le Maroc inspirateur
Force est de reconnaître que ce ne fut là nullement un choix purement subjectif ou gratuit. N’est-ce pas par l’art, si l’on y fait attention, que l’homme peut reprendre la
Il y a plusieurs raisons à penser que c’était là la conviction profonde de Nicole de Pontcharra. Elle y croyait dur comme fer. Elle y croyait de toute son âme et de tout son être. Le Maroc y était-il pour quelque chose ? Je ne puis y répondre que par l’affirmative. En dehors de toutes considérations nationales, j’inclinerais en effet à penser que le Maroc est non seulement un pays attachant, mais aussi très inspirateur, profondément inspirateur même. Quelques exemples bien connus l’attestent magistralement. Pour ne pas remonter loin dans le temps, contentons-nous de citer Eugène de Lacroix, Henri Matisse, Nicolas de Staël, Anaïs Naine, Claude Ollier, Roland Barthes, M.G. Le Clézio et d’autres encore.
Il me semble légitime de penser que Nicole de Pontcharra s’inscrit dans cette généalogie d’artistes et d’auteurs qui s’inspirèrent vite de l’environnement marocain et entrèrent en résonance avec ce qui fait la richesse de son imaginaire, de ses mythes et de ses symboles. Nous avons là sans doute une voie à creuser pour comprendre le lien fusionnel qu’elle tissa avec le Maroc : terres et humus, hommes et femmes, écrivain(e)s et artistes… Elle nous confère en tout cas une certaine clé permettant de saisir la portée du projet qu’elle voulait bâtir, au moyen du livre et des arts, en vue de mettre en dialogue espaces méditerranéen, africain et autres lieux bien au-delà.
Projet qui a remarquablement commencé par l’organisation avec Pierre Gaudibert de la grande exposition-rétrospective « Présences artistiques du Maroc » à Grenoble en 1985 et qui s’est poursuivi par l’organisation de l’extraordinaire caravane « Sur les traces d’Arthur Rimbaud », pour s’installer dans une certaine durée avec la supervision de plusieurs éditions du « Salon du livre de Tanger ». Autant d’activités phares qui furent bien accueillies du fait qu’elles permirent de réunir artistes et écrivains qui, indépendamment de leur langue ou style de travail, partageaient des affinités singulières au niveau de la vision idéologique et de la sensibilité créative. D’autres initiatives d’importance vont suivre, notamment la publication de deux beau livres : l’un dirigé avec Maâti Kabbal (intitulé Le Maroc en mouvement et l’autre avec Pierrette Renard (sous le titre emblématique L’imaginaire méditerranéen), ainsi que la coordination d’un numéro spécial de Revue Noire entièrement dédié aux expressions littéraires et artistiques marocaines contemporaines. Ces publications témoignent de son amour pour le Maroc, et particulièrement de sa volonté de hisser l’art comme dépassement des processus inhibiteurs internes à chaque société, comme outil d’impulsion de pratiques audacieuses (innovantes et dissidentes) aux plans de la création et de la pensée.
Je me dois de noter toutefois que si l’action entreprise par Nicole de Pontcharra au Maroc a connu un tel éclat, c’est parce qu’elle fut mise en œuvre presque dans le même contexte où commençait à s’imposer au Maroc ce que je pourrais appeler, par référence encore une fois à Foucault, « l’épistémè » de la modernité dans le domaine des lettres et des arts. Epistémè dont l’émergence fut favorisée par un certain nombre de facteurs décisifs :
i) L’immense travail de déconstruction/reconstruction amorcé par les revues d’avant-garde Souffles, Attakafa al Jadida, Intégral.
ii) Le rôle de quelques individualités étrangères qui furent directement ou indirectement impliquées dans la dynamique de l’élite de cette époque : Zakia Daoud, Toni Maraini, Pauline de Mazière, Alain Macaire, Sylviane El Kohen, Jocelyne Laâbi, Marc Gontard, Jean-François Clément, Alain Gorius, Jean-Pierre Millecam… iii) L’apport d’intellectuels juifs marocains tels Sion Assidon, Abraham Serfaty, Edmond Amrane El Maleh, Marie-Cécile Dufour, qui vécurent l’attachement à leur pays (le Maroc) comme une passion radicale.
L’originalité de ces intellectuels (toutes singularités confondues) est qu’ils ne se sentaient aucun complexe à développer avec le champ culturel national un rapport quasi symbiotique, éprouvant un fort enthousiasme à prendre part aux débats et aux interrogations qui étaient en vogue sur la décolonialité, les enjeux de la création, la liberté de la pensée.
Aussi serait-il fructueux de consacrer un jour une étude à ces intellectuels qui, refusant de s’enfermer dans la nostalgie du pays d’origine, se sont appropriés en quelque sorte du Maroc postcolonial – en tant que seconde patrie – pour contribuer à son élan de développement. Leur engagement a permis non seulement de casser toute approche manichéenne à l’égard de l’autre, mais il a mis aussi en évidence le fait que : i) dans le champ de la culture, la notion d’appartenance nationale ne peut être considérée de façon sectaire ; ii) l’accès à l’universel est tributaire du brassage inclusif et multidimensionnel, qui se produit dans un tel champ où interagissent de façon intrinsèque des forces du local et du global.
Il n’est pas étonnant que Nicole de Pontcharra, qui baigna dès sa tendre enfance dans la diversité linguistique et culturelle, n’hésita pas à s’employer au Maroc à d’importantes tâches de prospection et de découverte des milieux intellectuels, d’accompagnement et de promotion d’artistes (peintres et photographes), de consolidation des relations entre écrivains, poètes et penseurs de langue arabe et française dans notre pays. Elle se sentait complètement dans son élément, en phase avec ce que le contexte de l’époque exigeait comme impératifs d’arrachement aussi bien aux influences néo-colonialistes, qu’aux conformismes désuets de la doxa.
Une triple posture
C’est ce qui explique certes l’effet d’adhésion qu’elle suscita sans réticence auprès des élites. Mais on ne doit pas négliger un autre aspect tout aussi important : le fait qu’elle assuma son travail d’engagement intellectuel à partir d’une triple posture :
1) Celle d’abord du retrait : en ce sens qu’elle ne mettait jamais son ego en avant, qu’elle ne se servait pas du champ culturel marocain pour prétendre à un certain prestige ou à un quelconque leadership. Tel engagement n’avait de sens pour elle que parce qu’il constituait un médium de proximité, non une tutelle, permettant de promouvoir le travail des autres en le mettant en scène. Ce qu’elle avait fait par exemple pour Mohammed Ben Ali R’bati, Benchaâbane, Aboueloaukar et Al Mourabiti…
2) Celle ensuite de la reliance : elle ne trouvait en quelque sorte de satisfaction qu’en tissant des liens autour d’un projet collectif partagé, d’une dynamique génératrice de nouvelles perceptions du fait culturel, d’un désir de surpassement des clivages (Nord/Sud, Orient / Occident) comme l’illustrent ces quelques vers de sa poésie, où s’exprime son rêve d’un monde euphorique qui, en dépit de tout, ne cessera d’advenir :
« J’ai vu
la lune et le soleil dans une même course
au-dessus des oliviers
qui ne sont ni d’Orient ni d’Occident
la lune et le soleil faire alliance dans les bassins de la
Menara
Se fondre dans les eaux du Nil
le matin où Ibn Guzman Chantait
Aube, Aube, voici la lumière dans un jour nouveau ».
3) Celle enfin de la passion inventive : en ce sens qu’elle se passionnait pour ce qu’elle entreprenait, et qu’elle tenait à faire aboutir jusqu’à son accomplissement de la façon la plus inédite. Elle se défaisait de ce fait des préjugés qu’elle rencontrait, surtout qu’elle ne cherchait pas à justifier son action par référence à un modèle, une théorie ou un système. Elle se sentait chaque fois en situation de commencement, de liberté d’affirmation d’un geste esthétique inaugural, par rapport à toutes les entreprises qu’elle initiait. Tellement elle était préoccupée par une seule idée qu’elle voulait essentielle : donner vie à « l’illumination du moment », « Ecrire le futur ».
Ainsi, on peut légitimement penser que si le projet de Nicole de Pontcharra, sous le prisme de ses différentes réalisations, mérite d’être aujourd’hui revisité et valorisé, c’est parce qu’il consistait à ériger le Maroc en terre d’émancipation par l’art. S’ajoute à cela le fait que tout ce qu’elle entreprenait à partir de Marrakech, Paris, Tanger, Rabat n’avait d’autre but que de faire de l’art un levier de bonheur à vivre en partage.
Avons-nous d’autre moyen de s’y opposer que d’œuvrer dans le même sens que le sien et faire triompher le beau ? Il me semble être le seul à être porteur d’une promesse d’espoir vers un humanisme des refondations vertueuses. Freud, qui craignait plus que tout la déraison humaine, n’avait-il pas vu juste en affirmant que « Tout ce qui est pour la culture travaille contre la guerre » ?
Par Abderrahman Tenkoul
(EUROMED- Fès)