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Interview avec Rabiaa Harrak : « L’actuelle loi relative à la protection du patrimoine est devenue obsolète »

Interview avec Rabiaa Harrak : « L’actuelle loi relative à la protection du patrimoine est devenue obsolète »

Plusieurs actions ont été entreprises par le Royaume visant la sauvegarde, la protection, la valorisation du patrimoine national. Dernière en date, l’élaboration d’un nouveau projet de loi. Rabiaa Harrak, Architecte en Chef Principal de la Direction du Patrimoine Culturel (ministère de la Culture), nous dévoile les grandes lignes de ce texte.

– Plus de 44 ans après de la promulgation de la loi marocaine actuelle n°22-80 relative à la conservation des monuments historiques et des sites, des inscriptions, des objets d’art et d’antiquité, complétée en 2006, un nouveau projet de loi est en cours d’élaboration. Qu’est-ce qui a poussé à penser à une nouvelle loi en la matière ?

– En effet, le Maroc est un pays riche d’un patrimoine (culturel, naturel, géologique, matériel et immatériel…) ancestral qui traduit l’impact des civilisations sur le vécu quotidien du citoyen marocain. Ces dernières décennies, les découvertes archéologiques (Homo sapien à Jbel Ighoud, parures d’Essaouira, ancien ADN fossile en Afrique….) ont placé le Maroc haut sur la carte mondiale de l’archéologie et la géologie. Aussi, les tentatives de s’approprier des éléments représentatifs de notre patrimoine national, soit par des Etats, soit par des entreprises de renom, ont tiré l’alarme afin que le Maroc redouble de vigilance et renforce son arsenal juridique aussi bien au niveau national qu’auprès des institutions mondiales spécialistes en matière de préservation de la propriété intellectuelle. Ajoutons à cela la volonté du Département de la Culture à accompagner le développement sociétal et institutionnel du Royaume conformément aux dispositions de la Constitution de 2011. A noter ici que la loi actuelle n°22-80 est devenue largement dépassée et ne répond pas aux attentes et aspirations des professionnels, praticiens et experts de la gestion du patrimoine national. Ainsi, toute stratégie de revalorisation de notre patrimoine doit débuter, d’abord, par une réforme radicale de la loi encadrant juridiquement ce patrimoine.

– Quelles nouveautés devrait porter le nouveau projet de loi ?

– Tout d’abord, je voudrais mentionner que dans le cadre d’un programme international organisé par le ministère de la Culture italien, en 2019-2020, auquel j’avais participé comme représentante du Maroc, j’ai élaboré une étude analytique et critique du « Codice dei Beni Culturali e del Paesaggio/Code des Biens Culturels et du Paysage » italien. Etant donné que l’Italie est un pays pionnier, au niveau mondial, dans le domaine de la préservation juridique, conservation et valorisation du patrimoine culturel, cette étude, intitulée « L’Apogée au chevet du berceau : Italien Legislation of Cultural Heritage ; Regards croisés entre Sud/Nord de la Méditerranée (Maroc/Italie) : Législation et gestion du Patrimoine Culturel », pourra présenter, éventuellement, des éléments clés d’où s’inspirer et à intégrer au niveau de tout nouveau projet de loi relatif au patrimoine culturel.

Ainsi, la première réflexion devra porter sur la proposition d’adopter le terme « Code du Patrimoine ». Cet instrument juridique vise à mettre à jour les règles du secteur capables de réguler la protection du patrimoine, déterminer les principes fondamentaux, réorganiser efficacement les dispositions législatives et établir un ordre du tissu réglementaire afin de le rendre plus utilisable par les opérateurs.

Aussi, on peut avancer que, entre autres, tout nouveau projet de loi devra intégrer les différentes catégories du patrimoine, à savoir : culturel, naturel, paysager, subaquatique, archéologique, géologique, matériel et immatériel…etc. Il devra présenter les définitions et l’évolution des notions et concepts généraux, spécifiques et techniques liés au patrimoine, à savoir : Patrimoine culturel, Bien culturel, Paysage, Bien paysager, Plan du Paysage, Atlas du Paysage, Intérêt culturel des biens, restauration, réhabilitation, rénovation ainsi que toutes autres notions liées au domaine de préservation du patrimoine national. Ensuite, il devra préciser les champs d’intervention du département de tutelle en matière de tutelle, protection, préservation, valorisation et promotion touristique et économique du patrimoine, tout en cadrant le partenariat public-privé pour promouvoir le vecteur économique relatif à ce secteur. La lutte contre le trafic illicite des biens culturels devra être renforcée par la création d’une unité de force spéciale composée des experts du patrimoine et de la Police, dépendant directement du ministre de la Culture. L’identification des professionnels compétents autorisés pour effectuer des interventions sur le patrimoine national, la révision des procédures d’inventaires, d’inscription et de classement pour plus d’efficacité et d’efficience, les domaines de la formation continue ciblée et thématique du personnel chargé de la gestion du patrimoine culturel, la numérisation et digitalisation du patrimoine, le rôle de l’enseignement et la recherche scientifique, le cadrage juridique des activités économiques relatives à la valorisation et mise en tourisme du patrimoine, l’instauration de l’autofinancement des sites archéologiques et monuments historiques, la protection du patrimoine des impacts néfastes du changement climatique, l’implication des communautés locales en niveau de la gestion du patrimoine et l’alignement aux conventions internationales ratifiées par le Maroc, devront figurer au niveau de tout nouveau projet de loi relatif au patrimoine.

Ainsi, dans cette perspective, l’actuel nouveau projet de loi englobe trois types de patrimoine national, à savoir le culturel, le naturel et la géologie. Ainsi, il embrasse un panel large et diversifié du patrimoine à préserver et valoriser. En renforçant le cadre juridique et sa compatibilité avec les conventions nationales ratifiées par le Maroc, cette réforme juridique vise à préserver et à mettre en valeur le patrimoine national. Parmi les objectifs majeurs de ce nouveau projet de loi, on cite, en premier lieu, assurer la richesse et l’authenticité du patrimoine national et rendre ce patrimoine un facteur de développement durable et un vecteur économique de taille pour la création des richesses aussi bien au niveau local, régional et national ; en second lieu, le renforcement du partenariat public-privé relatif au financement national des industries culturelles et créatives et les recherches archéologiques. Aussi, ce projet de loi instaure les directives et procédures afin d’assurer la lutte contre le trafic illicite des biens culturels. Le volet de la numérisation de ce patrimoine constitue une des nouveautés de ce projet de loi.

– Ces dernières années, le Royaume accélère le chantier de la sauvegarde de son patrimoine culturel. Quels sont les enjeux de ce chantier ?

– Depuis l’an 2000, une montée de conscience au niveau national a caractérisé la scène culturelle patrimoniale marocaine. En effet, plusieurs actions ont été entreprises, par les différents acteurs concernés, visant la sauvegarde, la protection, la valorisation et la mise en tourisme du patrimoine national. Ces actions ont été traduites, sur le terrain, par des programmes pilotes, un protocole d’amélioration des interventions au sein des tissus anciens…etc. D’autant plus, avec le choix du Royaume du Maroc pour l’organisation du Mondial de la FIFA 2030, en alliance avec deux pays de taille en matière de valorisation du patrimoine, la tâche du Maroc est devenue grandiose. Cependant, plusieurs enjeux (stratégiques, réglementaires et juridiques, culturels, financiers, socio-économiques…etc.) entravent la bonne démarche de la sauvegarde du patrimoine national. On cite, entre autres, l’absence d’une vision globale et une stratégie intégrée pour la sauvegarde et la gestion du patrimoine marocain, absence d’un organisme unique gérant le patrimoine et la division des éléments du patrimoine national sur plusieurs entités (Département de l’Habitat, Département des Habous, Fondation des Musées…etc.), la multiplicité des intervenants dans le domaine de gestion et protection du patrimoine national, absence d’un cadre juridique imposant valorisant le patrimoine, insuffisance des ressources financières destinées à la sauvegarde du patrimoine national, les enjeux environnementaux relatifs aux impacts néfastes du changement climatique et des catastrophes naturelles et l’absence de partenariat public-privé et engagement des communautés locales institutionnalisées afin de promouvoir le patrimoine marocain. On cite aussi la disparité observée entre les organismes gérant le patrimoine et l’application des résultats de la recherche scientifique en matière de préservation du patrimoine.

– Par ailleurs, du 18 avril au 18 mai est le mois du Patrimoine au Maroc. Ces deux dates coïncident respectivement avec la Journée internationale des monuments et des sites promue le 18 avril par l’UNESCO, puis celle des Musées, le 18 mai. Qu’avez-vous prévu pour cette double célébration ?

– Suite au tremblement de terre au Maroc (septembre 2023) et aux inondations en Libye (octobre 2023), le thème choisi pour la célébration de la Journée internationale des monuments et des sites de l’année 2024 est « Patrimoine résilient aux catastrophes et aux conflits : préparation, réponse et rétablissement ». Il vise à mettre en évidence l’impact dévastateur des catastrophes et des conflits sur notre patrimoine culturel. Créée par le Conseil International des monuments et des sites (ICOMOS), cette journée rappelle, chaque année, l’importance de la préservation et la protection du patrimoine mondial. C’est une invitation à réflexion sur le devenir de notre patrimoine. Aussi, en 2024, « l’ICOMOS célébrera le 60ème anniversaire de la Charte de Venise. Cette charte a été adoptée en 1964, deux décennies après la Seconde Guerre mondiale dans une époque qui promettait un progrès et un développement économique sans limites. Six décennies plus tard, on est confronté à une urgence climatique, à un nombre croissant de catastrophes naturelles ainsi qu’aux conflits conduisant à la destruction de sites culturels et au déplacement massif de populations », annonce l’Union Internationale des Architectes (UIA).

Les deux Journées internationales des monuments et sites historiques et des Musées du Royaume du Maroc, marquent le mois du Patrimoine au niveau mondial. C’est l’occasion de mettre en valeur la richesse, la diversité et la multiplicité de nos monuments et sites historiques, considérés comme un trait d’union entre le passé et le présent, à mesure que des efforts sont déployés pour valoriser le patrimoine des différentes médinas et villes marocaines, murailles, portes archéologiques, palais, monuments historiques et sites archéologiques. On note ici que, durant le mois du patrimoine de 2022, le Maroc a lancé la marque d’excellence « Patrimoine Maroc/ Moroccan Heritage » qui ambitionne de certifier, répertorier et inventorier le patrimoine marocain ainsi que les savoir-faire matériels et immatériels nationaux, afin de les protéger des convoitises et des tentatives répétées d’appropriation.

« Le mois du patrimoine est une occasion idoine pour relancer l’économie du tourisme, en valorisant notre produit culturel unique à travers un programme ouvert, permettant ainsi à tous les Marocains d’explorer leur patrimoine, à même de transformer les sites archéologiques en espaces de rencontres, de dialogue et de discussion », annonce Monsieur Mehdi Bensaïd, ministre de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication.

En effet, chaque année, lors du mois du patrimoine, la Direction du Patrimoine Culturel (Département de la Culture/ Ministère de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication), à travers ses services régionaux, notamment les Conservations régionales du Patrimoine, les Inspections des monuments historiques et sites archéologiques, les Conservations des médinas et les Conservations des sites archéologiques, élabore un programme riche et diversifié au profit du grand public, y compris les écoliers, les jeunes et les professionnels. Je cite, entre autres, l’organisation de visites guidées aux monuments, sites et médinas de chaque région, de conférences thématiques, d’activités ludiques, d’ expositions ethnographiques et expositions de livres, maquettes, photos et tableaux représentatifs du patrimoine local et régional, d’ ateliers de formations liés au patrimoine culturel au profit des enfants, de rencontres scientifiques au profit des professionnels relatifs aux industries culturelles et créatives et la protection du patrimoine culturel et au profit des étudiants des établissements de l’enseignement supérieur et des compétitions (dessins, expressions écrites…), soirées artistiques pour enfants relatives au patrimoine immatériel (chorales patrimoniales et jeux d’enfants).

Ce mois du patrimoine constitue une occasion annuelle afin de diffuser les notions relatives au patrimoine national et les connaissances autour du patrimoine local et régional, sensibiliser le grand public à l’importance et à la richesse de son patrimoine, impliquant ainsi le récepteur à s’approprier ce patrimoine afin de le mieux préserver et le protéger et aussi encourager les citoyens, tous âges confondus, à approcher, toucher, vivre des expériences patrimoniales au sein des monuments historiques, sites archéologiques, anciennes médinas et ensembles patrimoniaux.