Il existe des hommes pour qui le passage du temps ne diminue en rien leur aura de pionniers. Ahmed Balafrej n’en fait pas exception. Retour sur la carrière diplomatique d’une légende.
Fondateur de la première école marocaine bilingue non coloniale, héros historique du Manifeste de l’indépendance et premier Secrétaire général du Parti de l’Istiqlal. Il a également été le fondateur et le premier rédacteur en chef du quotidien Al Alam, un média symbolique de l’indépendance, le premier chef de la diplomatie, et le président du Conseil du premier et unique gouvernement entièrement istiqlalien. En somme, il s’agit de l’un des bâtisseurs du Maroc moderne et progressiste post-colonial.
Dès lors, au moment de l’indépendance du Royaume, il en est devenu de plein droit le chef de la diplomatie, et par là-même, son instigateur. De ce fait, il a tout naturellement dissocié le Maroc de toute emprise du Quai d’Orsay, à la suite de l’entrée en vigueur de la convention franco-marocaine du 20 mai 1956. Il fut aussi la cheville ouvrière des tractations pour la libération de Tarfaya et le retour de Tanger à la souveraineté marocaine.
Davantage diplomate et homme d’État que partisan, il a su garder ses distances après son accession à la présidence du Conseil en 1958, pendant la période de crispations et de frictions qui ont secoué le Parti de l’Istiqlal au lendemain de l’indépendance. Un scénario qui, heureusement, n’a pas joué les prolongations.
Ayant mis fin à ses fonctions en 1972, il n’a légué aucun récit de première main sur son implication directe dans les événements de l’Histoire marocaine de son vivant.
À l’instar de nombre de ses pairs de l’époque, il a conservé son aura même lorsque l’opposition postcoloniale, selon ses écrits, a fait fi de son long combat pour l’indépendance du Maroc.
La déroute militaire de la France en juin 1940 a bouleversé l’équilibre des puissances coloniales. Ahmed Balafrej s’en est emparé pour porter le plus loin possible la cause de l’indépendance.
Dès l’été 1940, le militant nationaliste s’installe à Tanger, que les autorités espagnoles, tirant profit de l’invasion allemande de la France, ont annexé le 14 juin 1940.
Les nouveaux maîtres des colonies, dans l’ivresse de leurs victoires militaires, ont affiché des ambitions illusoires et équivoques. L’Italie fasciste réclamait l’annexion de tout le Maghreb arabe, y compris le Maroc, tandis que l’Allemagne nazie voulait faire sortir l’Espagne fasciste de sa position de neutralité en lui accordant l’annexion de tout le Maroc. Face à ce contexte, la propagande pro-nationaliste de Radio Berlin et de Radio Bari relayait tous les actes de résistance nationaliste censurés par l’administration coloniale. Au cours de l’automne 1940, peu d’esprits lucides pouvaient donner une orientation claire à la lutte nationaliste. Balafrej a choisi de jouer le tout pour le tout.
Sous l’impulsion de Chekib Arslan, Balafrej s’est rendu à Berlin pour quelques jours en octobre 1940, dans le but de sensibiliser le ministère allemand des Affaires étrangères à la mise en œuvre de l’indépendance du Maroc dans les plus brefs délais.
« Je suis en passe de vérifier à quelle sauce nous serions mangés, mais je peux d’ores et déjà vous dire : ne vous laissez pas prendre par le chant des sirènes allemandes », écrivait-il dans une lettre à ses compagnons.
Il était l’une de ces figures du nationalisme arabe qui refusaient farouchement toute alliance avec le nazisme, récusant au préalable tout soutien des forces de l’Axe qui, de toute façon, ne serait jamais venu.
Dès 1947, Balafrej établit sa famille à Tanger, puis à Madrid, d’où il mena une campagne diplomatique aux Etats-Unis, en Suisse, en France et en Espagne pour promouvoir la cause marocaine.
Il accorda la priorité à l’internationalisation de la cause nationale et poursuivit l’offensive diplomatique en faveur de la reconnaissance de l’indépendance.
Parallèlement, il a dirigé à New York le « Bureau d’information et de documentation marocaine », un véritable porte-voix de la cause marocaine, dont il orientait les communiqués, y compris lors de ses fréquents déplacements. Sa stratégie consistait à amener le gouvernement français à accepter de négocier la remise de ses prérogatives policières, diplomatiques, monétaires et militaires à toute autorité marocaine souveraine à l’intérieur de frontières internationalement reconnues.
Feu Ahmed Balafrej a posé les fondements de la diplomatie marocaine. Du néant, il a mis en place des consulats, des ambassades et des missions étrangères en devenant, le 26 avril 1956, le premier ministre des Affaires étrangères de l’Histoire du Royaume du Maroc indépendant. De plus, en poursuivant ses études supérieures en France et en Egypte, il a fait montre d’un esprit fin, communiquant hors pair, en représentant son pays à travers sa plume foisonnante. Il était si porté sur la cause de l’Indépendance du Royaume et de ses pays amis qu’il a participé à la création de l’Association des étudiants musulmans nord-africains en France avec son ami Mohamed Hassan Ouazzani.
Qu’en est-il de son rôle de premier diplomate marocain de l’Histoire du pays ?
Feu Balafrej a beaucoup fait pour le Maroc. Il a, entre autres, convaincu les socialistes européens d’écouter les revendications des nationalistes marocains et a sauvé le Maroc du joug nazi en mettant en garde ses frères de cause contre les zones d’ombres de ce parti. De retour au Maroc en 1942, il a préparé l’opinion publique à l’importance de se rapprocher des Etats-Unis, ce qui a donné lieu à l’opération militaire américaine Torch la même année et, un an plus tard, à la Conférence d’Anfa.
On dit qu’il a obstrué la voie au Dahir berbère. Qu’en pensez-vous ?
Avec ses frères de cause, feu Balafrej a protesté contre le Dahir berbère. Il est même allé jusqu’à demander à Robert-Jean Longuet, un avocat français socialiste, de les aider à assurer la défense des nationalistes marocains harcelés par les autorités.
Par ailleurs, il a fondé la revue francophone Maghreb. Longuet en a assuré la direction et feu Balafrej y a publié un grand nombre d’articles et de chroniques nationalistes que je garde précieusement.
Homme d’Etat chevronné, il était l’artisan de l’unité du Mouvement nationaliste marocain, et le père fondateur du Parti de l’Istiqlal, parti qui a largement contribué à réaliser l’indépendance du Royaume le 2 mars 1956 et dont il était le Secrétaire général de 1943 à 1960.
Ahmed Balafrej est né dans une famille de notables de la médina de Rabat, alors petite cité de moins de 50.000 habitants. Son nom de famille prouve qu’il est d’ascendance hornachero, soit un descendant des musulmans d’Estrémadure en Andalousie. Des archives familiales attestent, d’ailleurs, que les Balafrej ont débarqué sur une plage de Rabat au printemps 1610 et ont participé au développement économique de la Vallée du Bouregreg.
Sa scolarité a été un long fleuve tranquille. Ses parents ont financé ses études primaires à l’école des notables de Bab Laâlou, puis ses études secondaires au Collège musulman de Rabat, futur collège Moulay Youssef. Le système colonial ne lui permettant pas de le passer à Rabat, il obtient son baccalauréat à Paris au Lycée Henri-IV.
Par la suite, il a poursuivi ses études supérieures en langue arabe à l’Université Fouad I du Caire dès l’année 1927, puis de retour à Paris à la Faculté de la Sorbonne, il a obtenu une licence en littérature, un diplôme en histoire et un autre en sciences politiques, et ce, de 1928 à 1932. Cette formation intellectuelle, inédite sous le Protectorat a suffi pour construire sa conscience nationale, en sus de son engagement patriotique.
Ses premiers pas en politique commencent en 1926, lorsqu’il a fondé à Rabat la « Société des amis de la vérité », première organisation indépendantiste marocaine, qui faisait l’objet d’un club de discussion politique.
Ses études d’Histoire à la capitale française lui ont ouvert la porte de la diplomatie étrangère. Ses ambitions d’homme d’un futur État marocain ont dès lors fait leur chemin. Ceci l’a amené, d’ailleurs, à participer à la création de l’Association des étudiants musulmans nord-africains en France (AEMNAF) aux côtés de Mohamed Hassan Ouazzani, son cadet en études parisiennes, et du Tunisien Ahmed Ben Miled.
Il y a intégré, entre autres, Mohamed El Fassi et Abdelkhalek Torrès, figure de proue du combat nationaliste dans le Royaume sous occupation espagnole. Dirigée par Ouazzani en 1929, puis Balafrej en 1930, elle est décrite par la police de l’époque comme une « Association nationaliste ».
C’est, en effet, à Rabat que se trouve cette institution de l’enseignement privé. Riche de près d’un siècle de militantisme pour la consécration de l’identité marocaine, elle est aussi l’une des premières écoles à avoir su allier nationalisme et apprentissage des langues au Maroc.
Fondée en 1934 par le nationaliste de première ligne que fut Ahmed Balafrej, l’école a d’emblée fait figure de référence pour les nationalistes marocains au point de devenir le porte-étendard de leur cause.
De génération en génération, les lauréats de l’Institution sont devenus des diplomates et des porteurs de la pensée nationale, indépendantiste, moderne et post-coloniale du Mouvement national marocain.
En se hissant à des postes dignes et en se plaçant à l’avant-garde des sphères politiques et scientifiques, ces détenteurs de savoir constituent jusqu’à nos jours cette intelligentsia marocaine à laquelle aspirait le regretté Balafrej.
Bâtie en plein cœur du quartier des Orangers à Rabat, sur un terrain légué à Ahmed Balafrej par son oncle M’hammed Guessous, elle doit son nom à ce dernier.
Mais, avant que le Protectorat français ne durcisse ses mesures de répression à l’encontre des dirigeants du Mouvement national marocain, qui allaient de l’intimidation aux poursuites judiciaires et autres mesures d’isolement, l’Institution Guessous fut provisoirement aménagée en caserne française, avant d’être évacuée au retour d’exil de son fondateur.
Quelques années plus tard, en 1975, devant le nombre croissant de demandes d’inscription, les responsables de l’école décident de construire une annexe dans le quartier de Souissi, afin de répondre aux attentes des parents si désireux d’améliorer le niveau d’éducation de leur progéniture.
Né en 1916 à Rabat et décédé le 6 décembre 2009 à l’âge de 93 ans, Haj Othman Jorio fut l’un des signataires du Manifeste de l’Indépendance.
En 1948, ce nationaliste a obtenu des diplômes prestigieux, dont « la Alimiya » à l’Université Al Quaraouiyine.
Auteur de plusieurs ouvrages scientifiques et littéraires, dont le manuel Al Moutalaâ Al Arabia pour l’école primaire (1943), il a aussi rédigé plusieurs textes littéraires et patriotiques. Il fut en outre l’auteur de plusieurs textes de chants patriotiques qu’il a appris à ses élèves, bravant, ainsi, la censure des autorités du Protectorat qui lui interdisaient de les publier.
En 1932, il a adhéré à l’Association islamique de bienfaisance. Il était également l’un des fondateurs de l’enseignement privé national. Il a maintenu une relation étroite avec Ahmed Balafrej à l’école M’hammed Guessous, dont il a écrit l’hymne.
Rédacteur de nombreuses motions qui ont abouti au Manifeste de l’Indépendance, adressé par les oulémas, les jeunes militants, les ouvriers, les commerçants et les hommes d’affaires au Sultan Mohammed V. Il a publié plusieurs articles dans le journal Al Atlas et dans la revue Al-Maghreb. Il a poursuivi son œuvre nationale dans l’enseignement privé, en prenant en main les écoles Mohammed V, qui ont joué un rôle pionnier dans la préparation des générations nationalistes et dans la promotion de la langue arabe et des valeurs de l’islam.