Depuis 2014, les FAR sont engagées dans les opérations de maintien de la paix en République centrafricaine. Alors que la mission fête son dixième anniversaire, les interrogations se multiplient quant à son utilité et au nombre important de soldats marocains tués. Enquête.
Depuis le déclenchement de la guerre civile en 2013, la situation ne s’est jamais réellement stabilisée en République centrafricaine (RCA). Aux rares périodes d’accalmie, succèdent des accès de violence. C’est ce qui se passe depuis le 7 mars, avec des affrontements meurtriers au Nord-Est du pays, ayant fait quatre morts dans les rangs de l’Armée centrafricaine et dix-huit chez les rebelles de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC), un mouvement fidèle à François Bozizé, ennemi juré du président actuel Faustin-Archange Touadéra. Cette reprise des hostilités survient alors que des soldats marocains sont toujours stationnés sur le territoire. En effet, une opération de maintien de la paix sous l’égide des Nations Unies est déployée depuis avril 2014, dans le but de ramener le calme en RCA. Dénommée Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA), cette force est composée par 10 États, dont le Maroc.
Sur les 13.000 casques bleus que compte la MINUSCA, le Maroc contribue avec un contingent de 745 militaires, dont 21 officiers supérieurs sous le commandement du Colonel Mounir Ou-Bakha. Le 15 novembre 2023, le Conseil de Sécurité de l’ONU a prolongé d’une année supplémentaire le mandat de la MINUSCA. Deux semaines plus tard, le Secrétaire général adjoint aux opérations de paix JeanPierre Lacroix s’est déplacé au Maroc afin de garantir la poursuite de la contribution des Forces Armées Royales (FAR).
L’engagement ferme du Royaume à apporter les moyens nécessaires à cette opération a été confirmé par l’ambassadeur Omar Hilale, lors d’une visite au contingent marocain en RCA, le 11 novembre 2023. Alors que la mission onusienne patauge et n’arrive pas à convenablement remplir ses objectifs, l’implication marocaine se fait à un coût humain de plus en plus lourd, et difficilement justifiable.
Des conditions difficiles
Depuis 2014, 19 soldats marocains ont perdu la vie dans l’exercice de leurs fonctions. Le dernier décès en date est celui d’un soldat marocain tué, le 24 novembre 2022, par un groupe d’assaillants inconnus alors qu’il sécurisait l’atterrissage d’un avion à l’aérodrome d’Obo, au Sud-Est du pays. Son camarade, le Caporal-Chef Rachid Lamzaata, a été tué quelques mois plus tôt dans des conditions analogues. Le défunt a été abattu lors d’une embuscade à environ 750 km à l’Est de la capitale Bangui. Selon les statistiques des Nations Unies, la période 2017-2022 a été la plus meurtrière pour les soldats marocains (14 morts). Cela correspond à la mutation de la guerre civile (Seleka, Anti-balaka et armée régulière) en guerre de gangs ciblant particulièrement les casques bleus à travers des embuscades. Le nombre croissant de décès est “injustifié”, s’était indigné le général Daniel Sidiki Traoré, ex-commandant de la Force MINUSCA, lors d’un discours pour les funérailles des martyrs marocains en 2021. Pour « L’Opinion », ce haut gradé des casques bleus a accepté d’analyser cette situation aussi complexe que meurtrière sur le terrain. “Les missions de maintien de la paix, surtout celles de nos jours, ont lieu dans des contextes de plus en plus dangereux où en vérité il n’y a pas de paix à maintenir mais à rétablir et vu la complexité, le succès n’est pas toujours garanti”, nous lance-t-il d’emblée.
Les soldats de la MINUSCA sont confrontés à de nombreuses difficultés sur le terrain qui compliquent leur mission. Notre interlocuteur cite, en premier lieu, la méconnaissance de la géographie et de la culture du pays. Ceci explique en partie leur mal à prévenir les embuscades. À cela s’ajoute la diversité des contingents militaires ainsi que de leurs doctrines nationales d’emploi des forces, ce qui entrave la cohérence des actions face à l’ennemi. D’autres sources consultées par « L’Opinion » ont également critiqué la qualité de l’encadrement, son éloignement et son manque de réactivité aux moments critiques. Sur le plan opérationnel, le général souligne l’opacité de certains mandats, et la difficulté de les mettre en œuvre par les Forces de maintien de la paix. Daniel Sidiki Traoré reconnaît également la persistance de quelques problèmes liés au soutien logistique et à l’équipement, ce qui complique la mobilité de certains contingents. Les attaques répétées, la défiance de la population et le manque de ressources influent négativement sur le moral de la troupe, et donc sur sa combativité.
Wagner à la RCA
Pour ne rien arranger aux choses, un nouvel intervenant est venu s’ajouter à ce complexe enchevêtrement ethnique et religieux. Il s’agit du fameux groupe Wagner, ces milices russes qui, en quelques années, ont étendu leur emprise sur plusieurs pays africains. Le groupe russe a commencé à s’implanter en RCA depuis 2018, suite à un accord entre le Président Faustin-Archange Touadéra et le fondateur de Wagner, feu Evgueni Prigojine.
En échange de la protection du Président et de la livraison d’armes, le groupe paramilitaire s’est assuré l’exploitation de certaines ressources minières du pays. “D’après plusieurs témoignages locaux, attestés par des experts onusiens, le groupe Wagner est responsable d’atteintes importantes aux droits de l’Homme”, nous explique Roland Marchal, spécialiste de la Centrafrique et chercheur au CNRS et à l’IEP. Contrarié par la présence de la MINUSCA, Wagner a interdit l’accès de plusieurs zones aux casques bleus. Mais ces actions malveillantes ne s’arrêtent pas là. Selon des médias occidentaux, le groupe serait derrière plusieurs campagnes de désinformation visant la mission onusienne, sur les réseaux sociaux mais également via des journaux locaux.
Des manifestations soutenues par Wagner, affichant les slogans «Stop MINUSCA» et «MINUSCA meurtriers», ont même été organisées à Bangui. Il est hautement plausible que les attaques répétées contre les militaires de la MINUSCA soient orchestrées, ou du moins influencées, par les milices affiliées à Prigojine.
Quel avenir pour la MINUSCA ?
Tous les indicateurs convergent vers un scénario à la malienne, pays qui a viré sans ménagement les casques bleus de son sol. Cependant, le Président Faustin-Archange Touadéra ne semble pas pressé de tourner le dos à la communauté internationale. “Touadéra sait bien jouer ses cartes. Pour lui, la MINUSCA est un moyen de geler le conflit, et donc de se maintenir au pouvoir. D’un autre côté, la MINUSCA permet de fournir de l’aide humanitaire aux ONG locales, dont une grande partie est dirigée par des proches du pouvoir”, nous apprend Roland Marchal. Dix ans après sa création, la MINUSCA n’a pu atteindre aucun des objectifs qui lui ont été assignés, à savoir mettre fin à la guerre civile et restaurer l’autorité de l’État. La Déclaration de Khartoum signée en 2018 par les quatre principaux groupes armés, et visant à s’engager dans un processus de réconciliation nationale, n’a jamais été appliquée. Quelles perspectives pour la participation marocaine ? Sur le plan financier, l’ONU assure une indemnité mensuelle de 1.400 dollars par soldat, une somme qui semble modeste compte tenu des conditions mentionnées précédemment. Pour Rabat, il s’agit surtout d’un enjeu de soft power. Comme au Kosovo auparavant (KFor), et actuellement en RDC (MONUSCO), la présence au sein des casques bleus en Centrafrique renvoie l’image d’un partenaire œuvrant pour la paix, que ce soit auprès des instances internationales ou des pays africains.
3 questions à Roland Marchal : “Plus une mission de paix se prolonge, plus elle a tendance à s’enkyster”
Pourquoi la MINUSCA reste-t-elle inefficace ?
Ce qui se passe avec la MINUSCA est classique pour les missions onusiennes de maintien de la paix. A mesure qu’elle se prolonge dans le temps, elle a tendance à s’enkyster, c’est-à-dire qu’elle perd l’initiative sur le terrain, et se replie donc sur ses baraquements, en faisant le service minimum. C’est un problème commun à presque tous les contingents. Le principal est celui du Rwanda, qui est là pour des intérêts politiques, et sur la base d’un accord bilatéral entre le Rwanda et la RCA. Les soldats marocains n’ont pas cette facilité, même si le Maroc a essayé de jouer un rôle significatif en RCA. Le second problème est que depuis le printemps 2020, le pays est contrôlé soit par Wagner, soit par les forces rwandaises, soit par les forces locales, les FACA (Forces armées centrafricaines), ainsi que d’autres milices locales contractées par Wagner.
Le contrôle de Wagner est surtout manifeste dans des zones avec intérêt important, c’est-à-dire les grandes villes et autour, ainsi que des zones minières. L’influence de Wagner dépend de la situation sur l’ensemble du territoire, de la rotation des troupes de Wagner, de la situation politique en Russie…
Comment la MINUSCA contrebalance cette influence ?
Il y a eu, par le passé, des atteintes importantes aux droits de l’Homme. Il a fallu que le précédent Chef de la MINUSCA, Mankeur Ndiaye, se déplace à Moscou pour discuter de ce sujet et obtenir des aménagements. Wagner est une caricature des troupes conventionnelles, c’est-à-dire que lorsqu’elles sont bien encadrées, elles ne se conduisent pas si mal. Par contre, et surtout avec la guerre en Ukraine, elles sont de moins en moins encadrées par des officiers professionnels, et ont donc tendance à multiplier les exactions contre les civils.
La nomination de la Rwandaise Valentine Rugwabiza à la tête de la MINUSCA changera-t-elle quelque chose ?
Cette nomination obéit à plusieurs logiques. Du point de vue des Nations Unies, il s’agit de sauver la mission. Puisque Valentine Rugwabiza est soutenue par le Rwanda, le président Touadéra ne pouvait pas s’y opposer, car le Rwanda fournit le principal continent de forces à la MINUSCA. En ayant les Rwandais, il est sûr que son pouvoir sera protégé. Pour lui, c’est aussi une façon de ne pas couper totalement les ponts avec les Occidentaux. Touadéra sait que le Président du Rwanda Paul Kagame est proche du gouvernement français. D’ailleurs, plusieurs rencontres entre Emmanuel Macron et Faustin-Archange Touadéra ont été organisées par les Rwandais.
Recueillis par Soufiane CHAHID
3 questions au général Daniel Sidiki Traoré : “Le but des Forces de maintien de la paix n’est pas de faire la guerre, mais d’imposer la paix”
Quelle est la plus-value des contingents étrangers, tel que celui du Maroc, dans les missions de maintien de la paix ?
Les contingents étrangers, et singulièrement les contingents marocains, ont contribué à sauver des millions de vies civiles à travers le monde et particulièrement en Afrique.
Cela s’est concrétisé dans les missions de maintien de la paix par la protection des populations civiles, surtout les plus vulnérables, la mise en place de mécanismes pour prévenir la résurgence des conflits, la promotion des droits de l’Homme et bien d’autres actions qui ont contribué à la réussite de ces missions.
Peut-on avoir une idée sur l’architecture des forces onusiennes ?
Jusqu’à nos jours, l’ONU ne dispose pas d’une armée permanente sous commandement unique, comme c’est le cas des Etats. Pour ses besoins d’intervention en matière de maintien de la paix, elle fait appel à la contribution des pays membres en troupes.
Ces troupes sont placées sous le commandement militaire du Commandant de la Force et sous le leadership du Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations Unies (SRSG). Il en est de même pour la police des Nations Unies (UNPOL) avec le « Police Commissioner ».
En quoi se distinguent les opérations de maintien de la paix des opérations classiques ?
Le but premier des Forces de maintien de la paix n’est pas de faire la guerre, mais de maintenir, de rétablir ou d’imposer la paix, si besoin par la coercition et jusqu’à l’emploi de la force létale.
J’ajoute que la protection des civils est primordiale. Les casques bleus ne cherchent pas systématiquement à attritionner les groupes armés mais à les contraindre à rejoindre le camp de la paix au travers de plusieurs mécanismes dont, entre autres, le programme DDR (Mode opératoire maîtrise de la violence : assurer une liberté d’action aux acteurs civils et militaires avec de la dissuasion et de la maîtrise de l’environnement opérationnel).
Les opérations de maintien de la paix sont strictement encadrées par le mandat, le Statut de l’Acceptation de la Force (SOFA), les règles d’engagement des Forces (ROE) et le Mémorandum d’Entente (MOU).
Quant aux opérations classiques, elles sont la raison d’être même des forces armées des États.
Les opérations militaires peuvent combiner des opérations aériennes, des opérations terrestres et des opérations navales ; elles sont dites alors interarmées.
Elles se focalisent sur la destruction des capacités ennemies pour les empêcher de nuire aux populations et aux forces amies engagées.
Recueillis par Anass MACHLOUKH