Révolution en Syrie, montée en puissance des pays des BRICS, basculement démographique… Le monde est en pleine mutation géopolitique, marquée par des bouleversements parfois complexes à déchiffrer. Pour éclairer ces enjeux, nous avons interviewé Bruno Tertrais, géo-politologue et Directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS).
- Après la chute du régime Al-Assad, peut-on considérer que, désormais, les deux puissances qui comptent dans cette région sont Israël et la Turquie ?
J’ajouterais tout de même l’Arabie Saoudite, qui fait partie des pays démontrant une capacité d’adaptation au contexte actuel assez impressionnante. Très clairement, s’il faut identifier aujourd’hui une puissance montante et une puissance descendante, les puissances montantes sont : la Turquie, Israël et l’Arabie Saoudite. Les puissances descendantes : l’Iran et, naturellement, la Syrie.
Je ne sais pas si l’on peut parler de gagnants, car ce sont des événements qui se déroulent sur le moyen et long terme. On peut être gagnant à court terme et perdant à long terme. Une des grandes questions pour Israël est de savoir si ses succès militaires sur le plan technique ne vont pas se traduire par des pertes politiques, y compris dans la région, non seulement en Europe, mais aussi sur le continent africain, au Moyen-Orient et au-delà, en Asie, puisque la cause palestinienne reste très populaire partout dans le monde.
Ainsi, les gains à court terme d’Israël ont un coût sur le plan d’image extrêmement important, alors même qu’Israël avait plutôt réussi, au cours des vingt dernières années, à mieux s’insérer dans la communauté internationale, en normalisant ses relations avec de grands pays arabes.
En tout cas, du point de vue d’Israël et surtout de son Premier ministre, il s’agit d’une sorte d’opportunité historique, avec la possibilité de réduire de manière extrêmement importante les principales menaces militaires immédiates qui pèsent sur le pays. Est-ce que cela fait d’Israël une puissance ? Ce n’est pas un pays qui poursuit des objectifs de rayonnement politique ou culturel, comme c’est le cas de la Turquie ou de l’Arabie Saoudite. Il est donc difficile de placer ces trois pays dans la même catégorie.
- Assiste-t-on à une montée des BRICS comme alternative crédible à l’Occident ?
Il faut distinguer les pays des BRICS du groupe des BRICS. Le groupe de ce bloc est un club dont la cotisation d’entrée est quasiment inexistante. C’est pour cela qu’il s’élargit beaucoup, car il n’y a pas de critères autres que le consensus des pays membres. À titre de comparaison, pour l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), il existe des critères d’adhésion très précis. Dans le cas des BRICS, tout le monde peut en devenir membre, à condition d’être accepté par les autres membres.
Par ailleurs, cela reste une organisation relativement peu structurée dans les faits, car les projets concrets des BRICS demeurent très limités. La Banque des BRICS n’est pas devenue un outil majeur de prêt et de développement dans le monde. Elle n’a pas acquis une place centrale dans le système financier mondial, ni même une position significative. L’idée d’un système de compensation des paiements, de type SWIFT, a davantage de chances de réussir que d’autres projets des BRICS, mais son rôle restera, à mon avis, limité. Il pourrait constituer un concurrent du SWIFT pour les paiements entre les membres des BRICS, ce qui serait une nouveauté intéressante et significative, mais pas au point de bouleverser le système mondial des paiements.
Les BRICS restent un assemblage de pays aux niveaux de développement extrêmement divers, avec des orientations politiques très variées également. En résumé, ils sont divisés entre des pays résolument anti-occidentaux et des pays qui préfèrent adopter une attitude de non-alignement, comme l’Inde en particulier, qui est pourtant un membre fondateur.
« En Europe, le seul moyen de renouveler la population active dans les 30 ans à venir, ce sera l’immigration »
- Nous assistons aujourd’hui à une explosion démographique en Afrique subsaharienne, tandis que l’Europe connaît un déclin en la matière. Faut-il s’attendre à une intensification des flux migratoires ou à un développement économique accru en Afrique ?
Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Il existe plusieurs types de réponses possibles. D’abord, si je prends la question par la fin, une des raisons pour lesquelles la migration transcontinentale depuis l’Afrique, notamment subsaharienne, vers l’Europe s’accroît, c’est parce que le revenu des Africains est plus élevé qu’il ne l’était il y a vingt ans.
L’immigration au-delà de sa région d’origine demande de l’argent, et cet argent n’est disponible qu’à partir d’un certain seuil de revenu. Il faut toujours rappeler cette évidence, car beaucoup pensent que ce sont les plus pauvres qui émigrent. Or, les plus pauvres n’ont pas les moyens d’émigrer très loin : ils peuvent se déplacer vers le village d’à côté, peut-être dans le pays voisin, mais pas plus loin, car cela coûte cher. En Afrique subsaharienne, on se met parfois à plusieurs familles ou villages pour envoyer une personne qui, ensuite, renverra des fonds au pays.
Deuxième élément de réponse : il y a beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne qui vont bientôt entrer dans une fenêtre démographique intéressante, au moment où la natalité commence à décroître et la mortalité a déjà diminué. Cela donne une population active importante, et c’est un moment où certains Etats peuvent bénéficier de cette fenêtre démographique favorable pour accélérer leur développement.
Mais très peu de pays africains sont capables de le faire, car cela demande une stabilité politique, un minimum d’État de droit, des infrastructures – des éléments absolument essentiels pour profiter de cette opportunité démographique. Certains pays d’Afrique subsaharienne y parviendront, d’autres malheureusement non.
La pression démographique en soi ne génère pas immédiatement de migration. La migration est toujours le résultat de la rencontre entre un facteur de poussée (push) et un facteur d’attraction (pull). C’est un phénomène complexe, rarement « monocausal », et cela ne sera que l’une des options offertes aux populations subsahariennes qui ne trouvent pas de travail ou de ressources dans leur pays.
- Comment analysez-vous la montée du sentiment anti-immigration en France et en Europe ?
En France et en Europe, on fantasme beaucoup sur cette migration subsaharienne vers ce continent en un mot. Il est vrai que le phénomène est particulièrement visible depuis quelques années, en raison notamment d’un détournement de la procédure d’asile, car beaucoup d’Africains, ne pouvant obtenir de visas de travail, utilisent cette voie. Par ailleurs, il existe, de manière plus rare, de grandes migrations dues aux guerres.
Le débat que nous devons avoir en Europe maintenant, et auquel j’essaie de participer en France, est de trancher à l’horizon de 30 ans entre le déclin ou l’immigration. Ce n’est pas à moi de dire quel doit être le choix, c’est un choix politique, et surtout un choix citoyen. Si j’ai une préférence, je ne vous dirai pas laquelle. Mais il est important que les Européens prennent conscience que leur déclin démographique est désormais inévitable s’ils ferment la porte à l’immigration, notamment à l’immigration de travail. Le seul moyen de renouveler la population active, dans les 30 ans à venir, ce sera l’immigration.
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