Projeté en séance gala au Festival International du Film de Marrakech le 1er décembre, Je suis toujours là marque le grand retour du cinéaste brésilien Walter Salles. À travers le parcours d’Eunice Paiva, ce récit explore la métamorphose d’une femme face à la dictature militaire des années 70. Une œuvre magistrale, entre mélancolie et résistance.
Le film débute dans une atmosphère de douceur et d’insouciance : une famille prospère, une maison au bord de la mer, et des moments empreints de bonheur. Mais cette légèreté est brutalement interrompue par l’arrivée de la dictature militaire, qui s’abat avec violence sur les familles de la gauche brésilienne. La caméra de Salles capte cette transition avec une subtilité rare, laissant la peur s’infiltrer lentement dans chaque plan, chaque silence, jusqu’à faire éclater le cocon familial.
L’arrestation du père, capturée dans une scène d’une sobriété glaçante, agit comme un point de rupture. Dès lors, Eunice, incarnée par une Fernanda Torres magistrale, se trouve contrainte de redéfinir son rôle : d’épouse aimante, elle devient une combattante intrépide, prête à défier les autorités pour retrouver son mari.
La musique occupe une place centrale dans « Je suis toujours là ». Loin d’être une simple illustration nostalgique, elle devient un personnage à part entière, un vecteur d’émotion et de résistance. Les morceaux, soigneusement sélectionnés, oscillent entre classiques internationaux et chansons brésiliennes, portés par une mise en scène qui les utilise pour sublimer les images.
Une séquence clé, où un groupe de jeunes est arrêté par l’armée, illustre cette maîtrise musicale : le contraste entre la brutalité des événements et l’envolée mélodique produit un effet déchirant. Salles ne se contente pas de montrer la fin de l’innocence d’une génération ; il la fait ressentir viscéralement au spectateur.
L’utilisation de la caméra Super 8 ajoute une dimension unique au récit. Plus qu’un simple artifice esthétique, cet appareil devient un outil de communication essentiel entre les membres de la famille. Les séquences filmées par la fille aînée, Véra, lors de son voyage en Angleterre, apportent une respiration dans un récit oppressant. Elles témoignent également d’un lien indéfectible, même à distance, et participent à la construction d’un langage cinématographique d’une grande modernité.
Au-delà de l’aspect historique, Salles explore la déstructuration de l’espace familial face à l’oppression. La maison, symbole d’unité, devient le théâtre de la décomposition, avant d’être abandonnée, marquant une rupture définitive. Ce déménagement, filmé avec une sensibilité bouleversante, illustre à la fois la fin d’un monde et le début d’un combat pour la survie.
Fernanda Torres porte le film avec une justesse impressionnante. Sa performance, mêlant force et fragilité, donne corps à une figure emblématique de la résistance. Elle incarne la mémoire et la dignité, dans un Brésil encore marqué par les cicatrices de son passé.
Walter Salles, réalisateur iconique brésilien, explore l’humanité à travers ses films, partage sa vision de la manière dont la culture influence la narration, son approche de la direction d’acteurs, et les défis créatifs liés à l’adaptation de récits.
- Après avoir terminé un film de fiction, vous semblez souvent retourner à vos racines documentaires. Pourquoi cette alternance entre les deux genres ?
Chaque fois que je termine un film de fiction, je ressens le besoin de revenir aux documentaires, car ils représentent mes racines. Par exemple, j’ai réalisé une série documentaire sur Sócrates, un joueur de football brésilien qui a lancé un mouvement démocratique dans les années 1980. Ce projet s’inscrit dans une quête plus vaste de compréhension du retour à la démocratie au Brésil. Cette alternance m’aide à explorer des histoires qui mêlent intimement l’individuel et le collectif, un équilibre que je trouve fascinant.
- Vous avez mentionné que les changements politiques et culturels ont influencé certains de vos projets. Pouvez-vous expliquer cela ?
J’avais écrit deux scénarios originaux sur le Brésil, mais la réalité a évolué d’une manière qui a rendu ces projets obsolètes. Cela ne concerne pas seulement le Brésil : le zeitgeist a changé au cours de la dernière décennie. Contrairement à la musique, où l’on peut refléter immédiatement l’actualité, le cinéma exige une capacité d’anticipation pour rester en phase avec son temps. Malheureusement, ces deux scénarios manquaient de cette anticipation, et j’ai dû repenser mes projets.
- Votre dernier film semble explorer le contraste entre joie et oppression. Pourquoi était-il essentiel de montrer ces deux extrêmes ?
La première partie du film capture la joie et l’énergie d’une jeunesse insouciante, car, comme l’a dit une militante des Black Panthers dans un documentaire que j’ai vu récemment, ce n’est qu’en ayant vécu la joie qu’on peut comprendre l’ampleur d’une perte. Montrer cette lumière avant l’ombre était crucial pour comprendre la profondeur de l’impact des événements oppressifs qui suivent. Pour moi, vivre avec joie était une forme de résistance.
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