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Mohamed Amer Meziane : Il faut réécrire l’histoire du monde à partir du Maghreb

Mohamed Amer Meziane : Il faut réécrire l’histoire du monde à partir du Maghreb
Mohamed Amer Meziane : Il faut réécrire l’histoire du monde à partir du Maghreb
Les chercheurs contemporains sont appelés à repenser le Maghreb comme un espace hétérogène inexorablement connecté au reste du globe et s’employer à « réécrire l’histoire du monde à partir du Maghreb et non pas seulement l’histoire du Maghreb », a affirmé Mohamed Amer Meziane, philosophe et professeur à Brown University, aux Etats-Unis.

Dans une interview à la MAP en marge de sa participation à la 10ème édition des « Rendez-vous de la philosophie » organisés par l’Institut français du Maroc en partenariat avec des institutions marocaines et françaises, M. Meziane a précisé que penser le Maghreb suppose et exige de « ne plus séparer l’Afrique, l’Asie et l’Europe comme si ces noms renvoyaient à des entités dont les frontières seraient fixes et infranchissables », rappelant que les Maghrébins sont « amazighs, africains, méditerranéens et arabes ».

Appelant à repenser la géographie et l’histoire en conséquence, l’universitaire a expliqué que la réécriture d’une histoire transnationale du colonialisme au Maghreb remet en cause à la fois les paradigmes méditerranéens mais aussi ceux des area studies plus généralement.

S’attelant lui-même à ce travail de réécriture dans son premier livre « Des empires sous la terre », M. Meziane tente de multiplier les chronologies, insistant sur ce qui se passe avant et après 1492, qui symbolise la conquête des Amériques à laquelle les penseurs sud-américains tendent à conférer « une place prépondérante ».

« Avant 1492, il y a évidemment les Croisades et la Reconquista. Après, il y a l’Expédition d’Egypte et la conquête d’Alger qui se passent au cours du XIXe siècle », a-t-il noté, expliquant que ce sont les premières provinces de l’Empire ottoman à être colonisées par une puissance européenne.

Ces deux événements anticipent ce qui va se passer dans les mondes arabe et africain dans les décennies suivantes et participent aussi à la transformation des empires et des États coloniaux en des entités fossiles, dépendantes du charbon pour faire fonctionner leurs machines à vapeur, a-t-il relevé. Revenant également sur l’importance de la littérature pour la pensée décoloniale maghrébine, M. Meziane a rappelé que des auteurs et autrices tels que Kateb Yacine, Assia Djebar, Fatima Mernissi, ont philosophé à travers la littérature, en inventant et réinventant l’idée du Maghreb (mais aussi du « Maroc » ou de l’ »Algérie ») par ce biais.

« Dès 1947, Kateb Yacine tente de ‘décoloniser l’histoire’, notamment en réécrivant l’histoire de l’émir Abdelkader » a-t-il souligné, ajoutant que l’autre référence est celle d’Abdelkébir Khatibi, notamment avec son livre « Maghreb Pluriel », dans lequel il formule un geste de décolonisation de la sociologie et plus généralement des sciences humaines en confrontant Ibn Khaldoun et Marx de manière originale et inaugurale.

Par ailleurs, des figures telles que Mohamed Chérif Sahli ou Abdelkébir Khatibi ont anticipé des questions historiographiques qui se poseront plus tard chez des auteurs indiens du mouvement dit des subaltern studies , a-t-il détaillé, affirmant aussi que Khatibi et Mohamed Abed Al-Jabri sont cités par des auteurs sud-américains.

« Khatibi est une source de la pensée de Walter Mignolo et on peut même considérer que sa border-thinking (pensée-frontière) est en fait une traduction en anglais de la double critique khatibienne », a-t-il soutenu, indiquant que l’autre grand concept « décolonial » est celui de de-linking qui traduit le thème khatibien de la dé-liaison, forme de non-alignement théorique ou de Bandung de la pensée.

Enfin, celui de pluriversalisme, autre manière de parler de ce que l’on nomme parfois « l’universel horizontal », se trouve aussi anticipé par Khatibi et sa pensée plurale et planétaire.

Apportant une attention particulière aux sources arabo-andalouses de la philosophie, la pensée maghrébine contemporaine se distingue, selon M. Meziane, par son héritage (au sens de la turāth) décisif, porté par des auteurs tels qu’Ibn Khaldoun et Ibn Rushd, leur permettant d’éviter d’entretenir une dépendance vis-à-vis des auteurs de la philosophie française du XXe siècle, comme cela fut le cas pour beaucoup de théoriciens postcoloniaux anglophones et sud-américains.

« Je dirais aussi que la question amazighe et donc du plurilinguisme est un enjeu singulier. La question de l’africanité du Maghreb – de l’Ifriqiya – est posée par Kateb Yacine et Khatibi à travers la question arabo-amazighe et ce depuis longtemps », a-t-il ajouté.

En outre, ces intellectuels maghrébins ont considéré l’idée d’une unité du Maghreb comme « l’horizon de cette décolonisation mais aussi un horizon de pensée », a fait valoir l’expert, relevant que des groupes de chercheurs se forment aujourd’hui entre les trois pays (Maroc, Algérie, Tunisie) pour reprendre cette tradition à laquelle il tente de contribuer à sa manière, notamment en publiant un dialogue philosophique dans la revue d’art marocaine Makan à Tanger.

Confronté à une perception qui voit dans le Moyen-Orient le centre du monde arabe, les chercheurs maghrébins sont globalement moins écoutés que ceux du Machrek, du moins dans les mondes anglophones, ce qui fait que la pensée maghrébine en la matière n’a qu’un « impact marginal » sur la pensée académique mondiale, a déploré M. Meziane.
Et de souligner que des penseurs tels que Frantz Fanon, auteur de l’ouvrage « Les Damnés de la Terre », mettent le Maghreb et l’Afrique au centre de la pensée mondiale sans que cet ancrage ne soit reconnu.

« Il y a un travail de traduction à faire de ce point de vue et c’est l’une des raisons pour lesquelles je me suis expatrié aux Etats-Unis : non pas pour vivre en Occident mais pour contribuer, avec d’autres, à donner une résonance mondiale à la pensée contemporaine maghrébine », a-t-il noté.

Ayant travaillé et travaillant encore, par ses enseignements à Columbia University puis à Brown University, à faire étudier les auteurs contemporains maghrébins, M. Meziane a rappelé le caractère crucial de la circulation et de la traduction en langue anglaise pour « faire voyager et circuler nos auteurs et nos traditions dans le Nord comme dans le Sud de ce globe sur lequel nous vivons ».

A ce titre, il a affirmé que les intellectuels de la diaspora maghrébine ont un rôle prépondérant dans cette dynamique de réappropriation historique, en tant que passeurs, traducteurs ainsi qu’amplificateurs. Dans les deux cas, ils contribuent à « internationaliser » la pensée maghrébine, un peu comme des « ambassadeurs sans ambassade », a-t-il soutenu, se félicitant de voir se former un vivier de créateurs et d’historiens en France comme aux Etats-Unis.

S’inscrivant dans cette approche, le professeur tente, dans son second livre « Au bord des mondes » où il reprend le concept « barzakh » -préféré à « diaspora »- d’adopter un type de savoir (‘ilm) « qui n’est donc ni d’Occident ni d’Orient », en repensant comment les mondes se parlent mais aussi ce qui se trouve à leurs interfaces.

« Je crois aussi qu’il faut à tout prix éviter d’opposer les chercheurs de la diaspora à ceux qui vivent sur le continent. Il faut au contraire créer des alliances car chacun a son rôle et chacun doit participer à la planétarisation des perspectives ainsi qu’à la création de solidarités transnationales », a insisté le philosophe, précisant que « l’inter-national précède et excède les nationalismes ».

« Ce qu’il nous reste à faire, je crois, est de reconstituer notre héritage et de l’enseigner mais aussi de préciser comment cet héritage peut nous faire penser autrement le monde », a-t-il suggéré, affirmant que le fait de « penser autrement » et de créer « une pensée voire une civilisation nouvelle » ne se fera pas dans une seule langue, « même si cette langue venait à être celle de certains de nos ancêtres ».

Titulaire d’un doctorat en philosophie contemporaine et en histoire des idées de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Mohamed Amer Meziane est l’auteur de l’ouvrage « Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation » (Paris, La Découverte, 2021).

Ce livre a remporté le prix Albertine de New York pour la non-fiction en 2023 et a été publié en anglais en avril 2024 par Verso Books sous le titre « The States of the Earth ». Son deuxième livre a été publié en français en 2023 et s’intitule « Au bord des mondes. Vers une anthropologie métaphysique ».

Son travail touche à la fois un public universitaire et non universitaire en Europe et en Afrique, avec des conférences au Collège de France ou au MoMa PS1. Ses livres ont fait l’objet de recensions dans plusieurs médias tels que Le Monde, The Los Angeles Review of Books ou encore Arte. Il est également invité à écrire des textes sur plusieurs artistes contemporains pour des catalogues d’exposition, des galeries d’art ou des revues telles que Flash Art ou Makan.

Par Manal Koubia (MAP)

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