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Rétro-verso : Le drame de Meknès d’octobre 1956 ou la Saint-Barthélemy marocaine

Rétro-verso : Le drame de Meknès d’octobre 1956 ou la Saint-Barthélemy marocaine

Les événements de Meknès font partie des épisodes les plus dramatiques de la décolonisation marocaine. Retour sur ces journées d’octobre 1956 où l’arrestation de Ben Bella déclencha une vague de violences dans la ville.

L’automne 1956 s’annonce brûlant dans un Maroc fraîchement indépendant. La transition du pouvoir colonial vers la souveraineté marocaine demeure délicate, tandis que 80.000 soldats français stationnent encore sur le territoire national. Dans ce contexte explosif, l’arrestation du leader indépendantiste algérien Ahmed Ben Bella, lors du détournement de son avion le 21 octobre, agit comme l’étincelle qui embrase la poudrière meknassie.
 
L’accord diplomatique de Rabat du 28 mai 1956, censé garantir une collaboration harmonieuse entre l’ancien protectorat et l’Hexagone, vole en éclats face à la question algérienne. La finalité de l’Istiqlal, portée par une organisation exceptionnelle, était double : veiller à la protection de la Nation et soutenir ses frères de lutte du FLN. Meknès, ville symbole, compte alors 142.000 habitants, dont environ 100.000 musulmans, 6.000 Algériens, 13.000 juifs et 21.000 Européens. Les casernes couvrent un quart de la superficie de la ville ismaélienne, abritant notamment l’école nationale marocaine des officiers de l’armée française, Dar el Beïda, devenue aujourd’hui l’Académie Royale de Meknès.
 
 
Le 23 octobre, Meknès s’éveille au rythme d’une grève générale autorisée par le gouverneur Si Jenane. La mobilisation prend rapidement de l’ampleur. Dès 10 heures, la médina devient le théâtre de rassemblements spontanés. Vers 11 heures, deux cortèges émergent de la vieille ville, dont l’un fort de 3000 manifestants. Un exode massif s’amorce : les Judéo-Marocains quittent précipitamment le Mellah pour trouver refuge dans les camps militaires français.
 
La tension monte d’un cran lorsque les manifestants, déferlant vers la ville nouvelle, submergent le dispositif policier au rond-point de Bou-Ameur. Les premiers signes de violence éclatent : vitrines brisées, véhicules saccagés. Si la situation semble s’apaiser vers 13 heures avec la dispersion des cortèges, ce n’est qu’une accalmie trompeuse.
 
Le général Cogny, anticipant une détérioration de la situation, prend dès le lendemain le contrôle de la ville nouvelle. Le couvre-feu est avancé à 19 heures. Simultanément, les policiers français entament une grève pour revendiquer leur retour en métropole, bientôt rejoints par les employés municipaux, gardiens de prison, cheminots et enseignants, paralysant 90% de la fonction publique coloniale.
 
Le point culminant survient le 25 octobre au Borj Moulay Omar. Une patrouille essuie une attaque meurtrière : deux policiers et une fillette perdent la vie, huit agents sont blessés. L’incident manque de dégénérer en affrontement direct entre forces françaises et marocaines. Le 26 octobre, les funérailles des victimes rassemblent 15.000 personnes.
 
Et l’Istiqlal sauva la mise
 
Face à l’urgence, le gouvernement marocain nomme un gouverneur militaire d’exception, Driss ben Omar, qui restaure l’autorité du Royaume et restreint les patrouilles françaises. En cinq jours, un millier de fauteurs de troubles sont arrêtés. Un tribunal militaire spécial est institué, siégeant du 3 décembre 1956 au 13 mars 1957.
 
Ces événements tragiques illustrent la complexité d’une période charnière où s’entremêlent la consolidation de l’indépendance marocaine, la guerre d’Algérie et le démantèlement laborieux des structures coloniales. Ce mois d’octobre, l’un des plus funestes de l’Histoire contemporaine du Maroc, devient le miroir des contradictions d’une décolonisation inachevée, où la violence surgit à la croisée des solidarités maghrébines et des ultimes soubresauts de la présence française. Pourtant, de ces heures sombres émergera un Royaume plus déterminé que jamais à reconquérir sa pleine souveraineté.
 
 
Les massacres de Meknès constituent ainsi un moment décisif dans l’Histoire des relations franco-marocaines post-indépendance. Au-delà du bilan humain tragique, ces événements ont catalysé une prise de conscience collective sur l’urgence d’achever véritablement le processus de décolonisation. Cette crise a également mis en lumière la force des solidarités intermaghrébines, particulièrement vis-à-vis de la cause indépendantiste, tout en soulignant les défis considérables que représentait la transition d’un système colonial vers un État souverain. Aujourd’hui, ces événements restent gravés dans la mémoire collective comme un symbole de la détermination du peuple marocain à défendre sa dignité, tout en rappelant le prix souvent élevé de la liberté.
 

Politique : Quand l’Istiqlal façonnait le Maroc moderne
Dans la lumière dorée de l’automne 1956, le Maroc vivait ses premiers mois d’indépendance, portés par le souffle révolutionnaire de l’Istiqlal. Ces heures décisives, gravées dans le marbre de l’Histoire, témoignent de l’émergence d’une nation moderne, guidée par la vision éclairée d’un parti qui avait fait de la liberté son étendard.
 
L’Istiqlal, pierre angulaire de cette renaissance nationale, orchestrait alors une transformation sans précédent. Dans les rues de Rabat, de Fès et de Casablanca, l’effervescence était palpable. Les grands noms du parti tels que Allal El Fassi et Ahmed Balafrej, travaillaient sans relâche à l’édification d’un Maroc nouveau, conjuguant tradition millénaire et modernité assumée.
 
Le mois d’octobre 1956 cristallisait toutes les espérances. L’entrée du Maroc aux Nations Unies, quelques mois plus tôt, avait consacré le triomphe de la diplomatie istiqlalienne. Dans les ministères fraîchement constitués, les cadres du parti, formés dans les plus grandes universités, insufflaient un vent de réforme. La mise en place d’une administration moderne, la réorganisation de l’enseignement, l’émancipation de la femme marocaine : autant de chantiers titanesques portés par l’idéal nationaliste de l’Istiqlal.
 
Les sections locales du parti, véritables laboratoires de la démocratie naissante, bruissaient de débats passionnés. Dans les médersas traditionnelles comme dans les écoles modernes, la jeunesse marocaine découvrait avec fierté son Histoire nationale, longtemps occultée. L’arabisation progressive de l’administration, menée avec pragmatisme, rendait aux Marocains la maîtrise de leur destin.
 
L’Istiqlal, fort de son ancrage populaire, veillait à maintenir l’unité nationale. La presse du parti, notamment « Al Alam », portait haut les couleurs du nationalisme marocain. Ces tribunes influentes façonnaient l’opinion publique, expliquant et défendant les réformes en cours. Les intellectuels istiqlaliens y développaient leur vision d’un Maroc souverain, ancré dans ses valeurs mais résolument tourné vers l’avenir.
 
L’action sociale n’était pas en reste. Dans les quartiers populaires, les militants de l’Istiqlal organisaient l’entraide, créaient des dispensaires, des écoles du soir. Le parti démontrait ainsi sa capacité à transformer les espérances de l’indépendance en réalisations concrètes, au plus près des besoins du peuple.
 
Ce mois d’octobre 1956 voyait aussi l’Istiqlal consolider les bases d’une politique étrangère ambitieuse. Les relations avec le monde arabe se renforçaient, tandis que le parti nouait des contacts fructueux avec les mouvements de libération d’Afrique et d’Asie. Le Maroc, sous l’impulsion de ses dirigeants istiqlaliens, s’affirmait comme une voix écoutée sur la scène internationale.

Agenda : 1956, l’année de toutes les surprises
Les événements d’octobre 1956 ont mis en évidence la détermination de la puissance coloniale à maintenir le Royaume sous son hégémonie. Cependant, l’Histoire avait d’autres plans. Ce mois-là, la guerre du canal de Suez figurait également à l’ordre du jour de la France. Le 29 octobre 1956, Israël a envahi la partie orientale du canal. Les Français et les Britanniques lui emboîtent le pas et commencent à bombarder la zone le 31.
 
Et dire que ces troupes avaient débarqué officiellement sur le sol égyptien en tant que forces de maintien de la paix. Cependant, alors que les Égyptiens ont été vaincus militairement le 7 novembre, les forces de la coalition, en échange de certaines garanties économiques, ont été forcées de battre en retraite sous la domination des États-Unis et de l’Union soviétique. La Force d’urgence des Nations Unies n’a pas tardé à intervenir le 27 novembre. Les forces de la coalition ont fini par quitter les lieux le 22 décembre.
 
Cette fin décembre a été fatale à l’économie française, qui a subi deux revers majeurs, l’un au Maroc et l’autre en Égypte. Il en va de même pour le Royaume-Uni, « ce géant de la guerre », qui ne parvint pas à concrétiser ses aspirations stratégiques et économiques. Mêmes alliés de l’Oncle Sam, les deux pays sont sortis grands perdants d’une vaste, fastidieuse et coûteuse guerre.
 
Cette crise a paradoxalement eu pour conséquence directe une consolidation des relations entre l’Union soviétique et l’Égypte, entre la France et Israël, entre le Royaume-Uni et la France, et entre les États-Unis et la France.

Agenda international : Avez-vous dit hiérarchie des événements ?
Ces massacres, aujourd’hui presque effacés de la mémoire collective, sont pourtant qualifiés dans les archives françaises de « la Saint-Barthélemy marocaine », un terme lourd de sens qui souligne l’ampleur de la violence subie par les manifestants de Meknès ce jour-là. Pourtant, à l’échelle internationale, ces événements sont passés largement inaperçus. L’attention du monde entier était tournée vers des enjeux géopolitiques d’une autre envergure, notamment la crise du canal de Suez, qui dominait l’actualité régionale et internationale, éclipsant ainsi les épisodes sanglants survenus au Maroc.
 
La crise du canal de Suez, souvent qualifiée d’ »expédition » ou de « guerre de Suez », éclata le 29 octobre 1956 sur le sol égyptien, quelques jours à peine après le massacre de Meknès. Ce conflit fut déclenché par la décision du président égyptien Gamal Abdel Nasser de nationaliser le canal de Suez le 26 juillet 1956, une voie maritime stratégique pour le commerce mondial, en particulier pour le transport du pétrole. Ce geste audacieux provoqua la colère de deux grandes puissances européennes, la France et le Royaume-Uni, qui craignaient pour leurs intérêts économiques dans la région. Une alliance militaire fut alors scellée par le protocole de Sèvres, lors de réunions secrètes tenues entre les 21 et 24 octobre 1956, regroupant la France, le Royaume-Uni et Israël.
 
Israël, pour sa part, avait des motifs tant stratégiques qu’économiques à rejoindre cette alliance : l’accès au canal de Suez était vital pour son commerce maritime. Le gouvernement israélien espérait affaiblir le pouvoir de Nasser, dont le soutien à la cause palestinienne et l’opposition farouche à l’État hébreu représentaient une menace constante. Pour la France et le Royaume-Uni, l’intervention militaire avait pour but non seulement de rétablir leur influence dans la région, mais aussi de renverser Nasser, dont la montée en puissance nationaliste perturbait l’équilibre stratégique au Moyen-Orient.
 
Ainsi, alors que les massacres de Meknès ensanglantaient le Maroc, l’actualité internationale était accaparée par ce bras de fer géopolitique, éclipsant les souffrances du peuple marocain sous le joug colonial.

Coulisses : Le terrain historique était miné par moult événements explosifs
Évoquer les événements tragiques d’Octobre noir sans mentionner ceux de juillet 1955, c’est omettre une pièce essentielle du puzzle historique. Le massacre de quinze Marocains à Meknès, le 25 juillet, lors de la visite du Résident général Gilbert Grandval, perpétré par les Groupes Spéciaux de Protection (GSP), a profondément marqué les esprits et laissé une blessure vive dans la mémoire collective.
 
Arrivé au Maroc en pleine tempête politique le 20 juin 1955, Grandval, en rupture avec la ligne politique du gouvernement Faure, ne restera que brièvement à son poste, soit une cinquantaine de jours tout au plus. Mais son court passage s’inscrit dans un contexte explosif : deux ans plus tôt, la France avait déposé le Sultan Sidi Mohammed ben Youssef, imposant à sa place Sidi Mohammed ben Arafa, une figure rejetée par la majorité des Marocains. Il n’y a pas l’ombre d’un doute : lui-même savait qu’il n’était pas le bienvenu, au milieu d’un climat préalablement miné.
 
De plus, dans une atmosphère déjà lourde de tensions, Grandval a tout de même tenté de dénouer l’impasse en rencontrant le Grand Vizir Mohammed el Mokri, fraîchement libéré des geôles où Ben Arafa l’avait fait enfermer. Lors d’un entretien crucial à Vichy, Si Mohammed el Mokri informa Grandval que Ben Arafa, cerné par la pression populaire, était prêt à quitter la scène.
 
Cette avancée a permis d’envisager le retour de Mohammed ben Youssef, figure de la résistance nationale, qui redeviendra Sultan le 16 novembre 1955. Mais avant cela, la visite de Grandval à Meknès se transforme en bain de sang : les GSP ouvrent le feu sans avertissement sur des manifestants, laissant derrière eux quinze morts et des dizaines de blessés. Ce carnage scelle le sort de l’administration coloniale, précipitant les bouleversements qui suivront.

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