Les arrêts rendus par la Cour de Justice de l’UE (CJUE) le 4 octobre dernier, invalidant l’application des accords agricoles et de pêche au Sahara marocain, ont placé la relation entre Rabat et Bruxelles dans une situation délicate. Cependant, le contenu de ces décisions en rend l’application complexe sur le terrain, ouvrant ainsi la voie à des moyens de contournement.
D’un côté, la diplomatie marocaine a réagi en affirmant que le Royaume « ne se considère aucunement concerné » par la décision de la CJUE, tout en rappelant la position constante du Maroc « de ne souscrire à aucun accord ou instrument juridique qui ne respecte pas son intégrité territoriale et son unité nationale », selon le communiqué publié par le ministère des Affaires étrangères.
D’un autre côté, l’Union Européenne demeure le principal marché des exportations marocaines, notamment pour les produits agricoles. En 2023, les exportations agroalimentaires du Maroc vers l’UE ont atteint une valeur totale de 3,18 milliards d’euros, représentant 42% des exportations totales du secteur agroalimentaire national. Certains produits, comme les tomates, les agrumes et les baies, sont majoritairement destinés au marché européen.
Ces exportations ont été dopées par l’accord agricole adopté par le Parlement européen en janvier 2019, permettant l’accès préférentiel des produits agricoles et de la pêche au marché européen, y compris ceux en provenance du Sahara marocain. Bien que des marchés alternatifs existent, la rupture de ce cadre fait peser un risque sur le secteur agricole, en particulier, et sur l’accord d’association Maroc-UE, en général.
Dès lors, le Maroc ne pourrait-il pas simplement passer outre cette organisation supranationale et signer directement des accords bilatéraux avec des pays européens respectant sa doctrine diplomatique ? “Ce n’est pas possible dans la configuration actuelle de l’UE”, rétorque Alan Hervé, professeur de droit de l’Union Européenne à Sciences Po Rennes.
“Il s’agit d’une politique commune, et si ces pays faisaient cela, ils violeraient le droit de l’UE et s’exposeraient à des recours et des sanctions de la Cour de Justice, sur demande de la Commission. La Commission et le Conseil sont très fermes à ce sujet : ils ne veulent pas d’accords bilatéraux dans le domaine du commerce, car c’est une compétence exclusive de l’UE”, poursuit notre interlocuteur.
Selon l’article 3 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), le commerce extérieur relève de la compétence exclusive de l’UE. Cela signifie que l’Union détient seule le pouvoir de légiférer et de conclure des accords dans ce domaine, notamment en ce qui concerne la politique commerciale commune. Seuls les organes de l’UE, tels que la Commission Européenne, sont habilités à négocier et à signer des accords commerciaux au nom de l’ensemble des États membres.
Cette période devrait permettre à Rabat et Bruxelles de s’accorder sur une solution, en préparant par exemple le terrain à un nouvel accord répondant aux attentes des deux parties, à l’image de celui adopté par les eurodéputés en janvier 2019, qui remplaçait lui-même un précédent accord agricole jugé inapplicable au Sahara par la CJUE en décembre 2016.
En ce qui concerne l’arrêt imposant que l’étiquetage des melons et des tomates récoltés au Sahara marocain n’indique pas le Maroc comme pays d’origine, rappelons que cette décision découle d’une question adressée à la CJUE par le Conseil d’État français, à la suite d’une saisine de la Confédération paysanne, un syndicat agricole classé à gauche de l’échiquier politique.
Là encore, l’arrêt sera difficile, voire impossible, à appliquer sur le terrain. “Un douanier français, par exemple, n’aura aucun moyen de vérifier si l’origine du produit correspond réellement à son étiquetage. Ainsi, l’arrêt aura très peu d’effets concrets”, constate Alan Hervé. De plus, concrètement, les limites entre le Maroc et son Sahara étant artificielles, les produits de la pêche et de l’agriculture circulent librement entre ces territoires, rendant la distinction d’origine impossible à établir, et très facile à contourner.
Malgré cette friture sur la ligne entre Rabat et Bruxelles, le Royaume a encore besoin de l’UE en tant que principal marché d’exportation et source d’IDE, tandis que l’UE a besoin du Maroc comme partenaire sur diverses questions de sécurité, de maîtrise de l’immigration clandestine et de contrôle des frontières.
Le Maroc, ne pouvant accepter un accord qui ne respecte pas son intégrité territoriale, semble destiné à ouvrir, dans les prochains mois, de nouveaux rounds de négociations avec son partenaire afin de renouveler les accords, avec des conditions que le Royaume jugerait conformes à ses principes.
Comment l’affaire de l’étiquetage, initiée par la «Confédération paysanne» en France, s’est-elle retrouvée devant la CJUE? Il s’agit d’un arrêt rendu dans le cadre d’une procédure appelée «Renvoi préjudiciel», par laquelle un juge national sollicite la CJUE lorsqu’il a un doute sur l’interprétation du droit européen. Dans ce cas précis, c’est un juge administratif français qui a été saisi par la Confédération paysanne, demandant que le gouvernement français procède à un contrôle douanier spécifique pour déterminer si les marchandises provenaient du Maroc ou de son Sahara. Dans son arrêt, la Cour a précisé que les questions douanières relèvent de la compétence communautaire, et qu’il ne revient pas à un seul État membre de déterminer l’origine des produits.
Le Maroc peut-il négocier directement des accords commerciaux avec des États membres de l’UE ? Il s’agit d’une politique commune, et si ces pays agissent ainsi, ils violeraient le droit de l’UE, s’exposant à des recours et sanctions par la Cour de Justice à la demande de la Commission. Sur ce point, la Commission et le Conseil sont très stricts: ils refusent la conclusion d’accords bilatéraux dans le domaine du commerce, car cela relève de la compétence exclusive de l’UE. Les États membres ont transféré cette compétence à l’Union, qui agit donc seule. Il est fréquent que des pays tiers, comme les États-Unis ou la Chine, tentent de négocier séparément avec les États membres, mais cela ne fonctionne pas pour le commerce. Les accords sont votés au sein de l’Union, les États membres les approuvent au Conseil, et bien que cela soit théoriquement voté à la majorité, c’est toujours le consensus qui l’emporte. Pour le Maroc, ce consensus a été favorable à l’accord.
Les deux responsables ont réitéré la « grande valeur » que l’UE attache à “son partenariat stratégique avec le Maroc, qui est de longue date, vaste et profond », soulignant que les deux parties ont établi, au fil des ans, « une profonde amitié et une coopération solide et multiforme, que nous entendons porter à un niveau supérieur dans les semaines et mois à venir”. Ils ont aussi indiqué que Bruxelles « prend note » des arrêts de la Cour de Justice de l’Union Européenne sur les recours contre l’arrêt du Tribunal du 29 septembre 2021, ainsi que de la réponse à la demande de décision préjudicielle relative à l’étiquetage des fruits et légumes provenant des provinces du Sud du Royaume, ajoutant que la Commission Européenne “analyse actuellement les arrêts en détail”.
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